Dans cette pièce atelier d’ébéniste et de couture, annexe de la cuisine, lieu du temps passé au gré de rêveries prolongées où chaque goutte de pluie résonne sur le plexi ondulé en phonèmes parole de Dieu, Marie passe aux ablutions. Laver ce corps d’arrière-grand-mère, de grand-mère, de mère de deux enfants vivants et d’une petite fleur à peine grandie (éphémère : mai à juillet 1934), épouse d’un homme économe de mots et de gestes. Pudique à l’extrême, l’un des nombreux reliquats de son éducation sévère d’infante luxembourgeoise née en 1908, elle déballe précautionneusement un savon d’une marque oubliée, le papier rigide résiste et craque un peu, elle préserve tous les reliquats de survie de deux guerres traversées de justesse – pourtant lors de son arrivée à Bruxelles, l’accueil est froid, trop d’accent germanophone sans doute.
Des actes long feu, tout se conserve, se recycle, ne meurt que par dépit ou par mégarde. Son corps parcours de vie vieillit méticuleusement, fier et fort, elle se dérobe aux regards le temps de sa toilette. L’un des nombreux rituels, purification répétée à deux reprises chaque jour (son seul privilège). À petits pas arthrosés, elle déplace la bassine, la remplit d’eau froide, puis, se dirige à claudique, vers le réchaud fatigué sur lequel la bouilloire siffle une note calcaire. L’ensemble harmonisé, tiédi, elle ôte son cache-poussière bleu foncé à manches courtes et motifs floraux imprimés sur un tissu épais, dévoile les épaules, déchausse ses grosses pantoufles, roule les pantys, révèle ses jambes. La cartographie de son dos, de sa poitrine, de son ventre, de ses fesses et du bas ventre fuient le visible sous sa combinaison, son soutien et sa culotte. L’exploration de ces territoires reste son mystère, pas de voile levé sur cette intimité. Elle s’assied, observe attentivement l’impressionnant gonflement de ses pieds, de ses chevilles… fort niveau de rétention d’eau, mauvais signe du godet, son cœur déborde d’amour et pourtant il bat de moins en moins régulièrement.
Sa main droite se dirige vers l’auge devenue évier, elle s’empare du plus rêche des deux gants de toilette posés sur le rebord, d’un bleu vert proche de la transparence, le trempe dans l’eau, l’oint d’un indice riche de saponification. Pas de mousse inutile, pas de parfum, juste la satisfaction de l’hygiène. Elle déploie doucement le bras gauche, un tremblement à peine perceptible, de la paume à l’aisselle, de l’épaule au dos de la main, chaque pore, poil, pli, tache de rousseur, cicatrice s’accentue au toucher… elle s’attarde sur son coude toujours douloureux suite à la chute d’hier. L’opération se répète du côté droit, pas moins de soins accordés aux jambes, aux pieds. Plus de poussière sur ses genoux écorchés, plus de gravier dans la chair, juste un engourdissement, des griffes, et l’anamnèse complexe de cet étrange moment d’Apocalypse : en son cœur chacune des révélations de la veille la guide vers la beauté du néant. En son corps bruissent les herbes, plantes, arbrisseaux, buissons, écorces diverses, faines, glands, feuilles, nervures ; en son corps résonne le dialogue des mondes de la lumière et ses ténèbres intérieures riches de son évolution faite de joies contenues et d’invisible tristesse ; en son corps vécurent trois enfants, en son corps git l’amour pour Pierre, en son âme, de subtiles agitations, et cela se propage dans la terre du potager dont elle prend soin tous les jours. Son centre élémentaire.
Un soupir long, yeux fermés, avant de se brosser les cheveux légèrement ondulés, aux nuances brunes rousses parfaites de nervures grisées. Ça accroche toujours un peu, mais au final, le mouvement sera juste, tracé d’avant en arrière en sinueux sillons. Régénération anatomique, géométrie et physique en mouvement.
Quelle délicatesse et quelle sensualité dans ce portrait de vieille femme au bain ! L’écritrure absorbe la moindre information visuelle ou mémorielle pour enrichir les phrases et leur donner la responsabilité de la justesse et du tact.
Merci beaucoup Marie-Thérèse… ce n’est pas évident de se confronter à ce type de personnage (comme ce mot me dérange, je ne comprends pas pourquoi). Il contient tout l’amour que j’ai pu porter à ma grand-mère maternelle, et aux séniors que je croise depuis des années lorsque j’anime des ateliers intergénérationnels. Je me pose beaucoup de questions sur cette réalité du corps et de l’esprit perçu (à tort) comme « réduit » par l’âge. Je vous avoue que lire les mots sensualité, responsabilité et tact, c’est une petite victoire (humble) sur le doute. Oser, se lancer, vivre.
Oui, et on peut aller encore beaucoup plus loin dans l »énonciation de l’amour par et pour les vieilles personnes. Merci pour la brèche.
Totalement d’accord avec vous concernant votre remarque : « on peut aller encore beaucoup plus loin dans l’énonciation de l’amour par et pour les vieilles personnes. Merci pour la brèche ».
Je sens au fond des tripes que ce texte n’est qu’une ébauche à (absolument) développer. J’ai opté pour cette forme courte afin de garder une trace de l’idée, un début de traitement et de forme, tout en répondant au rythme de l’atelier. C’est une prise de notes. Quant à la brèche dont vous parlez… elle m’ouvre un monde inexploré. Excellente soirée ou journée.
On est avec toi, auteur bien sûr, au centre élémentaire, qu’elle soit ta grand mère ou pour nous une personne personnage reste une périphérie, un des points du cercle, pour le reste on s’approche avec tes phrases, et tes mots, qui font vie,
Quel plaisir de te lire Catherine. J’avais besoin de me rapprocher de ma grand-mère (photos à l’appui) afin d’oser aborder la proposition de cette manière, et – je l’espère – d’en faire une figure « universelle ». Peu importe que je raconte la réalité ou pas, comme tu l’exprimes, les « mots font vie… ou pas ». Je t’embrasse fort !
… et je ne te cache pas qu’aborder cette intimité au féminin… c’est intense (difficile?) pour moi… nous en parlerons quand se croise à nouveau !
« elle déballe précautionneusement un savon d’une marque oubliée, le papier rigide résiste et craque un peu »
» le réchaud fatigué sur lequel la bouilloire siffle une note calcaire. »
…
L’odeur du savon y est, et le son du papier, des objets. Tous les sens sont présents dans ce magnifique texte qui permet à la sensualité empêchée par l’éducation de trouver à s’exprimer dans les deux toilettes quotidiennes.
Bonjour Laure, merci beaucoup pour votre message… le film défile dans la tête, je tente d’en capter les passages dont je me souviens. « J’écris » beaucoup (mentalement) lorsque je marche, et bien entendu je ne note pas. Parfois je sors le dictaphone, rarement, souvent je laisse les mots flotter au vent. Mais ce que je peux conserver, je le restitue comme si j’assistais à la scène. C’est souvent difficile d’isoler tel ou tel détail, il se passe tellement de choses dans une « scène », nous ne pouvons capter que certains informations. Belle journée!