De plus en plus souvent, je me promène la nuit. Je m’explore dans toutes les parties de mon corps. Ils y sont mes muscles et mes nerfs, mes os et mes articulations, mes douleurs aussi. C’est la nuit que je les ressens trop vivement dans le silence. Je marche dans les allées, je traverse les haies, je me baigne dans leurs piscines, je m’immisce dans leurs toitures et dans leurs murs. Je souffre de leurs accumulations de choses inutiles. Ils entassent derrière les clôtures, les vieux vélos, les tables de ping-pong, les poulaillers désaffectés. Ils gardent de misérables plantes moribondes. Ils laissent s’infiltrer l’humidité, croître la mousse et perdre la chaleur. L’hiver je grelotte, ils ne font rien. Ils m’enlaidissent à coup d’extensions, d’excroissances, de verrues qui me poussent partout de vérandas en appentis, de pool house en cuisine d’été. Je suis impuissant. J’aime la nuit qui cache leurs laideurs. Les chauves-souris me frôlent et j’entends encore la chouette au petit cri si doux. Je me demande bien où elle peut encore nicher la pauvre. Je croise parfois un renard ou un chevreuil qui se hasarde chez moi venant du vallon creux qui me borde. Il s’embroussaille et parfois me fait peur. Je vieillis et m’imagine parfois couvert de ronces, indétectable sous les arbres qui auraient poussé sur mes murs et mes allées, enseveli sous la terre comme les pyramides aztèques. Cela n’arrivera pas. Ils ont trop besoin d’habiter. J’y pense c’est tout. De plus en plus souvent, un effet de l’âge. Je grimpe sur leur trampoline ou je m’accroche à leurs balançoires comme pour les voir mieux. Quel fatras, mon Dieu ! Les chats rôdent avec moi, indifférents aux chiens qui ne pourront jamais les attraper. Combien de chats, je ne sais pas, c’est sûr qu’ils aiment les chats. J’entre dans leurs voitures, celles qui restent dehors, celles qui sont dans les garages, celles qui se rechargent à leurs bornes électriques. C’est le nouveau signe de distinction, la voiture électrique et la borne de recharge. Ils n’en ont pas tous. Je sais pourtant qu’il faut se garder des conclusions hâtives. Ils ne sont pas pauvres, c’est sûr, mais pas tous riches, ils font leurs propres arbitrages entre loisirs, travail, enfants, résidences secondaires, décoration, voyages lointains, sorties culturelles, restaurants. Mon préféré en ce moment, c’est l’ancien garagiste. Chez lui c’est tout beau, tout propre, passionné de voitures anciennes qu’il retape, toujours en vacances au bout de la terre. J’aime bien aussi la DRH, un peu pète sec qui hésite à devenir artiste. Elle poste ses photos sur Insta avec des textes inspirés et tient un stand à la foire du village, Artefact elle s’appelle. Les passionnés de voitures anciennes, ce doit être un truc par ici, le mari de la DRH l’est aussi. Et puis également celui de la prof de sport qui travaille à Paris une partie de la semaine; il a même fait construire un garage spécial l’an dernier, dedans il a mis de la moquette rouge comme sa voiture. Ils en ont au moins deux chacun, pas des amateurs à la petite semaine. J’ai aussi ma collection de Dacia premier prix, soit les enfants célibataires qui vivent encore chez leurs parents ( il y en a de presque quarante ans avec enfant), soit les profs avec de nombreux enfants (plus de deux, je veux dire) et puis bien sûr ma collection de toutes petites twingo en fin de vie pour aller faire les courses. Quand je pense qu’ils ne se parlent pas, ne se fréquentent pas, se disent à peine bonjour, cela me laisse perplexe. Il y a bien la blogueuse qui parle d’eux, je crois que je suis seul à la lire; tant mieux pour elle, elle devrait être plus prudente dans ses propos. Juste un conseil que je lui donne en passant, on a vu des procès pour moins que ça. La blogueuse, elle essaie bien de les percer à jour, elle en est loin et pourtant elle s’y efforce. C’est compliqué les gens et il faut bien du talent pour les cerner. Moi-même qui les connais depuis qu’ils habitent chez moi, ils m’étonnent encore. J’essaie désormais de savoir ce qu’ils lisent, ce qu’ils regardent le soir. Je les épie.
Bonjour Danièle, merci pour votre texte… cette ambiance d’errance intime, métaphysique face à l’entropie matérialiste, la nuit (important pour moi) comme toile de fond temporelle mais aussi comme écrin de cette errance. La précision de actions / lieux / objets / personnages, et la part grande ouverte à l’imaginaire, ces phrases courtes, en progression constante… ce personnage esprit, une entité « ambiguë ». Précieux et inspirant ! Belle journée.
Merci Gauthier, cela me touche que mon texte te parle, toi dont je ne comprends pas toujours tout. J’essaie de changer, de me laisser aller plus à moins de rationalité…peut-être queje commence peut-être à en approcher ????
Heureux de te lire! Oui, j’ai une écriture pas évidente, basée sur l’observation des espaces où se croisent, dialoguent les limites du champ de vision et le seuil du ressenti intérieur. Un langage brisé. Je comprends bien la difficulté à saisir le sens de cette écriture « symboliste / surréaliste », dense. Ce n’est pas une volonté, au fil des ateliers c’est une voix surgie naturellement. Bien entendu, c’est parfois frustrant de ne pas arriver à partager plus facilement avec celles et ceux qui lisent, mais j’assume, sans obstination. Je ne me suis pas crée un personnage. Tout mon travail artistique (musique / vidéo et photo, scénographie…) touche à ces nuances émotionnelles. C’est aussi comme ça que je ressens le monde. Ton texte me parle beaucoup, tu captes quelques chose très beau : une forme d’onirisme réaliste, je ressens cette nuit, cette présence… Après avoir relu ton texte, j’ai pensé aux moments de flottaison des films « Collateral » et « P.T.U. », , quand les acteurs disparaissent. J’ai aussi été longtemps insomniaque, la nuit c’est mon véhicule. Tu immerges… merci!
ERRATUM : Merci de supprimer le paragraphe précédent.
L’écriture de la blogueuse comme un lierre sinueux reliant les propriétés privées à leur insu. Une sorte de protestation bonne enfant sur le consumérisme indifférent aux autres problèmes de la planète.
Je lis cela avec un certain amusement et un effroi aussi en raison de ce sentiment de fin du monde possible, celui des apparences…
Merci Marie-Thérèse. La disparition de toutes choses sans doute, pas la fin du monde. Que signifie ce goût des voitures anciennes ? ton commentaire me fait me poser la question, je n’y avais pas pensé.
J’aime le style et le propos ! Merci !
Trop de chance : Jérémie et Gauthier ! Le début de qqch. Merci à vous deux.
Bel après-midi, et salutations du gang des belges !
Beaucoup aimé l’exploration nocturne de cette entité mystérieuse, entre inventaire précis de l’environnement et ouverture à l’imaginaire.
Merci Muriel. L’idée de l’entité mystérieuse m’a affranchie de la question du JE et de l’auteur et donnée une grande liberté.
Cette visite lancinante donne à la nuit une forme de personnage, ça fonctionne sacrément bien, et nous laisse décider de qui « explore » les lieux, ça ouvre le texte, on s’y promène, eau, nuage, végétal, animal, blogueuse maline… très plaisant, et les regards à la fois sévères mais aussi tendres sur les voisinages, nous attache à eux,
Merci Catherine. Oui ça a fonctionné de prendre ce JE qui n’est pas moi.
J’étais passé à côté de ce texte… Ce n’est rien de dire que j’aime. Je dois te faire une confession : j’ai une certaine, personnelle idée du voyage idéal : entrer chez mes voisins… et puis, de pas de côté en pas de côté, de saut de haie en saut de haie, chez les voisins de mes voisins — et ce faisant m’imprégner… Tu n’imagines pas le double effet (de double fond) que la lecture de ton nocturne me fait. Merci
Entrer chez les autres sans y être invité, une aventure, un fantasme. Même invité, c’est toujours une découverte.