Le bus de 6h14 . On n’a jamais compris pourquoi 6h14 alors qu’il n’agit de la station de départ, peut être qu’on s’est demandé, mais à quoi bon. Le bus de 6h14 de l’unique ligne qui conduit à la ville est comme sacré, grâce à lui, à l’heure où les citadins de la grande cité peuvent se payer le luxe de la proximité et quelques heures de sommeil en plus, à l’heure où seuls les quelques cantonniers du coin semblent s’agiter, ils partent. L’obscurité les aide dans cette fuite journalière, pas les moyens d’habiter ailleurs, ça ne se dit pas, on se cache, on se farde un peu avant d’arriver. Comme un automate, elle se met un coup de rouge à lèvres un arrêt avant le terminus, le geste n’est même plus pensé et le trait sûr. Une fois au terminus il faut faire comme si on était d’ici, marcher vite dans les couloirs du métro, escalader les marches deux à deux, même si on n’est pas en retard. Il n’est jamais en retard le bus du coin. 7h23. Elle ne fait même plus attention aux paysages qui défilent dans son road movie journalier. A force elle s’est fait quelques connaissances mais les échanges ont rarement dépassé un stade phatique légèrement avancé, on se sourit, on ne sait même pas vraiment où chacun se dispersera dans la ville en arrivant, non, une fois à la gare routière on se fond, on s’ignore même. Oui, c’est bien arrivé quelques fois d’en croiser un ou deux du bus de 6h14, mais la honte de la ruralité en partage fait baisser les têtes. Il y a bien cette dame-là, celle du troisième siège, elle monte à l’arrêt d’après, son siège est rarement pris, sinon elle demande, elle justifie, c’est drôle de justifier une troisième place, tout devant encore c’est facile, -j’ai la nausée, je veux voir la route…- c’est la seule à lui avoir donné son nom et à lui avoir expliqué son histoire de troisième rang. Elle travaille dans un musée, elle en est fière.
Le bus est à 6h14, il faut prévoir le temps d’arriver à l’arrêt, ne pas le louper, sinon on sera en retard, surtout qu’il est pas tout jeune le bus, comme si on refilait aux bouseux les bus de villes éreintés ; les vieux bus qui viennent mourir au coin en transportant les travailleurs de loin, ceux qui, comme elle, ne peuvent ni se payer une bagnole ni un loft avec vue en ville. L’angoisse du retard s’associe aux peurs de quitter le coin, chaque matin elle se demande si on saura, en la voyant. Peut-être qu’il y aura des gens sympa dans ce bus. Dis tu crois qu’on peut se faire des copains de bus de ligne ? Tais-toi tu vas louper le car , c’est pas moi qui te monterais en ville si tu le loupes-ça se voit que le père il y est jamais allé, la ville est en bas, ça fait que descendre pour y aller-, j’embauche à 30 aujourd’hui. Au coin on dit le car, pas le bus. Comment se maquiller ? Il ne faudrait pas que cela fasse trop, sinon on verrait, on saurait, il ne faut pas. Un ticket s’il vous plaît. Au troisième rang une fille qui doit avoir son âge, tiens ça pourrait devenir une copine non ?
La fille du musée c’est Maryline, avec un e. On ne lui a peut-être jamais dit qu’avec un e ça fait plouc. Elle a bataillé comme elle dit pour l’avoir cette gâche, alors elle ne lui dit rien sur son prénom, c’est pas si grave et puis tu peux tricher parfois quand on te demande. Et puis y a des jours où vaut mieux pas trop la brancher à parler Maryline parce que sinon on en a pour le trajet. Elle lui a offert un livre parce que dans le titre, y a musée et Marilyn, sans e et avec le i à la place du y. Maryline était contente, un peu comme si on parlait d’elle, la fille du coin au musée. Mais elle ne l’a jamais vue lire un livre. Pas comme elle qui s’y réfugie pendant que le paysage défile indifféremment. Surtout que maintenant, sur les nouveau bus, ils ont collé des affiches même sur les vitres, raison de plus pour bouquiner. Enfin des sortes d’autocollants qui font de la pub pour la Région qui vous transporte, ils laissent passer la lumière mais ça fait pleins de pointillés et ça fout la gerbe si on regarde à travers la vitre.
Elle se dit que chaque jour elle notera dans un carnet ce qui reste et ce qui change, une sorte de perception ciselée du voyage qui maintiendrait l’enthousiasme de la nouveauté…