Dans la chambre le soleil donnait le matin, traversant les rideaux crème toujours tirés, pour masquer l’empilement des immeubles, des balcons, des arrière-cours, traversant le grand lit, le couloir par la porte restée ouverte jusqu’à l’autre chambre presque, côté rue, où une grande lumière fraîche l’emportait finalement sur cet embrasement. Des banques aux noms homériques tenaient le haut du pavé, trois étages plus bas qu’on s’attendait à voir affublée d’une longue queue de personnes dotées de sacs de voyage, d’attaché-case et de brouette pour retirer leur argent en partant le matin ou à retrouver dévastées, en rentrant le soir, parce que la Grèce à deux pas de là gisait dans son sang sous les regards compassés de quelques Luxembourgeois — les conseilleurs ne sont pas les payeurs — . Le temps s’était arrêté soudain, comme le Christ à Éboli, le titre nous flottait dans la tête, tandis que la Pâque bulgare dans toute sa splendeur nous avait coincés sous son grand pont de cinq jours qui en paraissaient dix, ou cent. Il y avait un tel travail de copiste à fournir que l’appartement ressemblait à une salle d’enluminures. Vers la fin de la journée, comme si de rien n’était, comme les jours normalement travaillés au-dehors, je me rendais dans une salle de sport pour pédaler sur un vélo sans route et décharger un peu de l’énergie tellurique qui me débordait depuis que nous habitions sur la colline des musées, à deux pas des fouilles et des sources d’eau tiède, me claquant d’infimes électrocutions dans les doigts à chaque contact avec un ustensile de cuisine, un interrupteur ou un collègue. Le papier me laissait tranquille, mais je ne me souviens pas de ce que je lisais alors, seulement de ce que lisait le jeune homme qui m’accompagnait dans cette expédition et que je retrouvais drapé dans une couverture au milieu des partitions en rentrant de la salle de sport. C’est ce que lui lisait qui compte, qui compte toujours depuis et avec quoi il est irrémédiablement confondu : sa voix devenue celle du petit héros sans mère autre que de dépannage, son corps menu, celui du garçonnet, son histoire, cette poésie douce, moqueuse et effarée. J’avais boudé le livre sur la tablette de l’avion, persuadée de le connaître sans l’avoir jamais ouvert, mais il y a des films pour les gens qui ne lisent pas et qui veulent croire que tout est dans l’histoire et rien dans les mots mêmes. Un matin, assis sur le lit dans le soleil, il avait lu un passage qui concernait au premier chef un petit chien épatant et toute la tragédie des cours d’école et d’Épidaure était entrée là, sous le soleil ruisselant, me rappelant à moi-même, à un chêne très aimé dans une grande maison disparue portant le nom d’une nef, à la pâleur maladive d’une enfant à psychiatres, à l’amour sans limites qui avait alors la forme d’un chat tout noir…
Le livre ou les mots du livre et ce pouvoir immense d’évocation qui vous cueille, comme ton texte qui nous fais transpirer avec d’avoir avec la narratrice la « vision », presque mystique de la scène inaugurale.
Bonne suite Emmanuelle,
Cat
Ça fait plusieurs fois qu’on me signale ici ma propension à tirer le quotidien vers la mythologie ou le sacré… va falloir que je me penche sérieusement sur la question. Merci Catherine
superbe m^me si du livre ne me suis guère souciée, retenue par vos phrases
Le livre est tout à la fois centré et prétexte. Mais on n’est pas là pour jouer aux devinettes, vous avez raison, bien plutôt aux révélations.
Etrange. J’ai rouvert le livre de Carlo Levi, et il y a des languettes pour repérer les passages qui m’intéressaient, et parmi eux je retrouve l’épisode du chien jaune, Barone, tondu à la lionne, décrit plus comme un être fabuleux sorti d’un bestiaire médiéval qu’un chien. S’agit-il du même chien ? — Et puis, drôle de conjonction entre les passages, cette histoire de jaunisse vers la fin du livre, décrite comme « maladie de l’arc-en-ciel », qu’on attrape ainsi: « L’arc-en-ciel marche à travers le ciel, et pose sur la terre ses deux pieds, qu’il remue çà et là à travers la campagne. S’il arrive que les pieds de l’arc foulent du linge en train de sécher, celui qui portera ce linge prendra, par l’entremise de la vertu répandue sur lui, les couleurs de l’arc et il tombera malade. » — Voilà.
J’écris beaucoup sur les chiens depuis quelques mois…
» mais il y a des films pour les gens qui ne lisent pas et qui veulent croire que tout est dans l’histoire et rien dans les mots mêmes. »
Ce passage me suffit pour l’instant. Il y a trop de choses à savoir pour comprendre ce dont il s’agit. Les personnages ont l’air d’être solidaires mais on ne voit pas ce qu’ils sont l’un pour l’autre dans un contexte très insécurisant « électrique ».., et cette lecture vient rajouter du trouble. Qui faudra-t-il sauver en priorité ?
Je ne compte pas développer ce prologue dans la suite du cycle. Les prologues de l’atelier sont davantage des cartes de visite, des surprises, des graines pour bien plus tard en ce qui me concerne.
Merci de ton passage.
https://www.youtube.com/watch?v=mqsNHuLTWlg&t=293s
Merci. Le livre cité n’est pas le livre appui du texte, mais son titre est si fort qu’il passe souvent dans ces moments suspendus.
J’adore la fluidité des images qui coulent l’un dans l’autre ou sur l’autre.
Merci Sybille. Très important pour moi de m’inscrire dans ce flux en début de cycle. J’aimerais avoir le cran de le laisser filer un été entier une fois. Ecrire le prologue et dire bye bye en mettant un panneau Ne pas déranger sur ma porte…