Codicille : vous élargir l’espace proposé par ceux déjà existants… (#Faireunlivre#)
Et c’est ainsi que Marie réalise l’urgence à se vêtir du paletot en laine, brun foncé, à boutons quadrillés aspect cuir. De dissimuler sa tignasse épaisse sous un foulard en soie approximative, aux motifs d’inspiration belgo-kashmiris. Réflexe de catho aux pratiques sporadiques. Puis elle enfile à l’aide d’un long chausse-pied chromé ses lourds souliers de facture fonctionnelle, sans aucune beauté. Mais quelle affaire rapport qualité temps. Elle saisit une canne, elle n’en a pas vraiment besoin, apprécie le toucher du pommeau ciselé. Elle ferme les yeux, le contact du métal froid et hanté de savants coups de ciseaux l’emporte déjà.
Pierre ne lui en voudra pas pour cet emprunt, il dort profondément, assommé aux antidouleurs. Doses de plus en plus importantes, cadeau d’un fils impatient de fêter l’odeur du sapin. Inquiétant qu’il vive de peu en peu, chaque jour en déclin. Elle part avant que le silence n’embrase le moment et défigure un peu plus sa vie. Hier elle a connu une dérive nerveuse dans la cuisine, le couteau tremblant dans la main. Vers un autre monde, intérieur et perturbé, ce monde d’amour et d’espérance. Là où la mort passe son chemin sans regarder droit dans les yeux.
Direction la Drève de Bonne Odeur, après cinq cent mètres, et de nombreux pas de petite femme âgée, sur le sentier du Rouge Gorge, à mi-chemin, elle s’arrête et se pose sur ce banc qu’elle affectionne tant. Taillé à même le tronc. Il endort les fesses et éveille l’inconfort, mais peu importe. Le séant posé, elle s’appuie sur la pierre massive à portée de coudes. Elle pose les avant-bras, les mains, paumes vers le bas. Elle prend beaucoup de plaisir à explorer les nombreuses aspérités de cet épais rectangle minéral, impressionnant dessus de table. De là, elle observe les cœurs gravés sur les arbres, aux réussites variables, les initiales diverses, alphabet incomplet peu en courbes, le pénis grossier, elle en rigole toujours, et une étrange forme géométrique. Peu catholique se dit-elle avant de se signer.
Seule en ce milieu d’après-midi, seule en cette portion de forêt – elle s’en assure -, elle déchiffre le braille de roche, yeux mi-clos. En comprend le langage, et réalise une fois de plus qu’elle n’est qu’une extension de ce monde, un accessoire organique en fin de parcours. Une particule fatiguée, aux traits noueux. C’est écrit là, sous ses paumes, tout comme de nombreuses autres légendes locales, pour initiés de la nuit de Walpurgis du Coin du Balais. Ça tombe sous le sens. Le monde tourne plus vite que ses idées, plus vite que son champ de vision lors de ses malaises de plus en plus fréquents. Caïn attaque double. Elle en pleurerait si la piété ne la poussait pas à tout lui donner, jusqu’à la bénédiction du fourbe. Elle pense à Abel, et à son incapacité à lui prodiguer la même intensité d’amour maternel. Elle y parviendra, trop tard, transformée en petit raisin sec, gobé par le néant. Une version trash et nulle de Cendrillon.
Ici et maintenant, elle respire profondément et arrache à l’immensité, à la végétation, aux insectes, aux moisissures variées, aux champignons, aux pommes de pins, à cette terre… des minutes de vie supplémentaires à l’inspir, et perd la mise à l’expir. Elle garde la recette de la longue vie dans un sac au fond d’une remise inexistante. Elle a rédigé ce sort une nuit de pluie, en 1965, vers minuit et quarante trois minutes. Elle n’arrivait pas à dormir, anxieuse, elle a descendu dans le noir, à pas prudents, l’escalier à pente raide qui mène à la chambre à coucher. Elle a allumé la lumière de l’atelier, écouté les gouttes lutter sur le plastique ondulé, une sacrée drache! Elle n’a pas réussi à déterminer la gagnante, peu importe. Elle a pris un bloc de feuilles, un stylo.
Tout d’abord apparurent quelques dessins maladroits sous la plume. Un néophyte naïf pourrait prendre cela pour des talismans, d’autres pour une grille de mots croisés en devenir, ils n’auraient pas tort.
Ensuite, déboulèrent les mots. En français, en flamand, en allemand, en langue nouvelle, en vides et pleins. Avec l’audace d’un « Je » :
« Je suis M. W., je vis loin des miens et proche des miens, loin de ma famille et au cœur de ma famille. Je suis une femme ni heureuse, ni malheureuse. Je parle d’une voix ni douce, ni agressive. Dans quatre ans naîtra mon dernier petit-fils, je serai tout pour lui, et lui tout pour moi, puis ça cessera ».
Et la pluie s’acheva, une dernière coulée avant que l’odeur végétale emplisse les rues, que la boue et les brindilles dévalent, que les lumières se fassent rares, que l’impression d’être seule au monde apaise la douleur.
On pourrait écrire un poème sonore et loufoque rien qu’avec vos formulations.
« soie approximative
motifs d’inspiration belgo-kashmiris
pratiques sporadiques.
souliers de facture fonctionnelle
métal froid et hanté de savants coups
une dérive nerveuse dans la cuisine
Direction la Drève de Bonne Odeur
petite femme âgée, sur le sentier du Rouge Gorge
elle déchiffre le braille de roche, yeux mi-clos.
un accessoire organique en fin de parcours
Caïn attaque double
Elle pense à Abel,
arrache à l’immensité
et perd la mise à l’expir.
Et la pluie s’acheva, une dernière coulée
que la boue et les brindilles dévalent
que l’impression d’être seule au monde
Marie réalise l’urgence à se vêtir du paletot en laine »
Il ne manque plus que les images et le son. Je me régale mentalement Gauthier.
Bonjour! J’extrais parfois des morceaux de mes textes, je coupe jusqu’à atteindre une forme « poétique », ou je les exploite – réécrits- pour des lectures. Loufoque… ce n’est pas du tout volontaire, mais heureusement – probablement – qu’il y a de l’absurde (inconscient), le propos serait trop lourd sans cela. J’assume cette complémentarité « infantilité » / propos plus adulte . Et surtout, je resitue la vie comme je la ressens, pas comme je la vois. Tous les sens rédigés. J’observe tant l’extérieur que l’intérieur. Je pense que les images et la musicalité jaillissent spontanément, hypothèse peu risquée, car ce sont mes axes de travail « premiers ». Je suis plasticien / musicien, artiste interdisciplinaire, depuis près de 20 ans. Un très bel après-midi, et merci pour votre retour.
J’aurais dû employer le mot « felouque » plus approprié pour parler de ce que vous embarquez du lecteur ou de la lectrice qui entre dans votre univers.Je suis sensible aux associations de mots et je comprends que votre travail » de 20 ans » y est pour quelque chose. Je reste assez littéraire et un peu classique même si le poème m’attire, surtout pour ses fulgurances et sa concision. En matière de voyage, j’aime bien comprendre ce qu’il y a sous la coque. Même a minima.
C’est une discussion très intéressante, et je vais y répondre simplement : j’ai fait des études de communication, j’ai été journaliste très longtemps. Mais écrire de la poésie ou de la prose, c’est un tout autre travail, difficile. Et comme pour beaucoup de choses dans ma vie (musique, photos, vidéo + montage, installations, performances, scénographie… et écriture), je suis autodidacte. Je ne pars pas des bases (les classiques, connais pas…) pour la déconstruction, je VIS la déconstruction avant de construire. Je ne peux pas l’exprimer autrement. Je ne suis anarchiste que du côté pensée politique, pas en ce qui nous concerne ici. Je me suis nourri (suite à une série de rencontres) uniquement de poésie et de littérature assez abstraite et ardue depuis 2013. J’ai baigné avec bonheur dans ce milieu. Les ateliers de François, que j’ai commencé pendant la pandémie vu que je pouvais plus monter sur scène, était un essai, je voulais voir (sur les conseils d’un ami proche, familier de Tiers-Livre) si j’arrivais à bricoler quelques textes. J’ai rendu François fou au début, je ne comprenais pas pourquoi, ensuite j’ai compris, et je le remercie de son immense patience et bienveillance. Je reste féru de poésie car pour moi (j’insiste bien sur cet aspect personnel et intime), c’est un lien direct avec l’émotionnel (celui des auteurs mais surtout avec nous-même). Là où vous observez la coque et ce qu’il y a dessous, je tente de ressentir les liens entre les mouvements générés par l’eau et ce que cela provoque comme écho en moi, je n’observe pas l’eau, mais les reflets de lumière, les sillons, les ondes, une branche passer. Je m’intéresse au monde, sorte de musée à ciel ouvert pour moi. J’observe, je ressens, je pense que c’est une « pensée poétique » à la base (légère synesthésie). Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise « école », vivons librement. Merci pour ces échanges, ils m’aident à avancer ! Je dirais que le seul petit bémol, c’est que mon écriture reste difficile d’accès, très très dense et en recherche constante. Du coup ardue à partager. J’en ai conscience, mais je ne vais pas aller à l’encontre de qui je suis.
C’est le mot « synesthésie » qui éclaire toute votre formidable argumentation. Il me fait toucher du doigt votre façon d’écrire en ne dissociant pas le mot de la sensation, même si elle est éloignée de l’endroit que vous nommez. C’est au lecteur ou à la lectrice de recabler les connections selon sa propre fantaisie. Et c’est ce que j’ai fait, spontanément. Comme je le fais quand je lis des gens comme Beckett ou férus de littérature conceptuelle expérimentale lorsque ça ne me noie pas complètement. Avoir « rendu fou F.B » m’a fait beaucoup rire. Je me suis reconnue dans le cercle des empêcheurs et bêcheuses de tourner en rond. Quand je lis, je lis vraiment. Quand j’écris , j’écris vraiment. Et je ne fais pas beaucoup de concession quand ça ne « communique » pas bien. Il faut que le courant arrive à passer, tant pis si on fait sauter les plombs de temps en temps. Se comprendre , s’entendre demande de la patience et du temps; de l’humour aussi.Cultivons-les avec la bienveillance en prime.
Ces échanges me font un bien fou, vous captez tout, c’est vraiment plaisant ! J’ai horreur de perdre du temps à me « justifier » (je ne refuse pas de le faire, mais c’est tellement énergivore), j’ai toujours travaillé comme je le peux et surtout comme « je suis ». Aucune envie de tricher, et j’en serais incapable. C’est un état d’être au monde, pas du concept. Et merci d’entendre cela de la bonne manière, sincèrement.
Je me permet de vous citer, à propos de la synesthésie : « Il me fait toucher du doigt votre façon d’écrire en ne dissociant pas le mot de la sensation, même si elle est éloignée de l’endroit que vous nommez. C’est au lecteur ou à la lectrice de recâbler les connections selon sa propre fantaisie. »
Oui, je suppose que oui, et quand je relis mes textes, je peux jouer avec des variations de câblages, je peux me connecter à différents axes (une sorte d’expérience de langage alchimique). Je me rends compte que je « compresse » le temps et l’espace, qu’il ne se passe pas forcément grand-chose, mais que tout se dit, parfois dans le détail (en 2-3 mots).
J’espère ne pas noyer lectrices et lecteur… vu que je lance ces textes avec l’espoir de partager, pas de me la jouer. Il y a une véritable affection…
François est fabuleux, même lorsque c’était « tendu » (il y a très longtemps), et cela nous a rapproché je pense.
J’apprécie votre engagement ! J’écris (et lis) aussi avec les tripes, et je joue avec le langage comme le ferait un enfant qui invente sa syntaxe et ses mots, je brise les règles, mais pour tenter d’arriver à exprimer les choses comme je les ressens. Trouver sa tonale. Cette écriture est exigeante en fait, c’est ma nature et « contre-nature » (académisme, rapport sociétal) quand je lis d’autres textes. Mais finalement, je préfère mon laboratoire à toutes ces abréviations stériles, aux anglicisme délirants… qui vont jusqu’à l’utilisation d’un mot français auquel on accole la forme du présent continu.
Et l’humour… oui, oui et oui !
Très belle soirée.