« Les vignettes se suivent, c’est un mouvement décomposé. Sa fluidité, elle est rassemblée en un éventail de plans fixes. L’œil saute d’une case à l’autre et d’une case à sa voisine. On dirait la même, mais il y a un détail qui change si vous y regardez avec attention. Le cerveau, lui, il refait le mouvement, c’est lui qui le crée. Le mouvement, il n’existe pas, tout est toujours pareil, à peu près, vous voyez ? Ma vie, elle est comme ces cases de manga, en arrêt, plan à plan, avec l’impression que ça ne passe pas et pourtant ça passe. C’est pas comme ça que je voulais le dire parce que quand je dis « ça passe », vous entendez que ça s’efface et que c’est comme si le truc qu’avait existé avant, en fait , l’instant d’après c’est comme s’il avait jamais été là. Et c’est pas ça, faut pas croire que c’est comme ça que ça arrive. Ce que vous voyez, ça reste et ce qui vient après ça vient dessus, en sur-impression. Ce qui est bien car c’est pas sorti de nulle part, c’était en puissance avant, ça se tenait là mais on le savait pas encore. Je sais pas si vous m’avez bien compris, c’est peut-être dans ma tête seulement que c’est aussi clair.
Tiens, partout où vous posez votre regard, par ma fenêtre par exemple, moi, je vois tout, tout ce qui est maintenant mais aussi tout ce qui est avant, c’est quelque part en moi, vous voyez, là, quelque part derrière les côtes. Dans ma chambre, sans bouger, la lumière je la sens se déplacer quand le soleil tourne et même il a sa manière à lui de tourner et d’éclairer selon l’heure et puis selon la saison. Il y a des moments où il arrive comme un sans-gêne et il plaque ses grosses pattes sur le mur et il vous bave des éclairs qui vous ferment les yeux et vous le maudissez et dans le même temps vous le respectez parce que c’est puissant. D’autres fois, c’est plutôt vers la fin de la journée et puis seulement quand les arbres sont bien feuillus, le soleil, il envoie sa lumière en clin d’yeux et d’ombres qui remuent comme un vent chaud sur la tapisserie.
Vous allez me dire que ça a pas grand-chose à voir avec toute ma théorie mais si en fait parce que ce que je viens de dire, de sentir, c’est là et la Tour qu’était en face de ma fenêtre, à gauche, les Monts d’Arrée qu’ils appelaient le chapelet de tours de ce côté, ils les ont faites sauter, ça fait déjà longtemps, et la Tour qu’était là donc, elle faisait une ombre et l’ombre elle s’allongeait de plus en plus et venait vous manger, vous chatouiller les pied d’abord et elle vous bouffait pour de bon à la fin, et ça, c’est dans tout ce que je vois, même si ça n’y est plus. Vous comprenez ? Imaginez, quelqu’un arrive, on le prend et on le met à ma place, il peut pas voir comme moi je vois le quartier et cette vue depuis la fenêtre. C’est pareil pour tout, l’aire de jeu, je passe pas devant sans avoir un éternuement, je me mets à tousser, les yeux tout piquants, aujourd’hui il n’y plus rien que les jeux et au sol une mousse qui vous donne l’impression d’avoir picolé quand vous passez dessus même si vous avez rien bu et moi, je bois pas. Enfin, pour revenir à ce que je vous disais pour moi le falun par terre, il y est toujours.
Je sais pas si c’est bizarre de sentir les choses comme ça. J’ai pas trop de talent pour le dessin mais si je m’y donnais, ce que j’aimerais faire, c’est prendre de l’encre très noire et figer ce que je vois en quelques traits rapides et précis comme un grand mangaka. Et ce que j’aurais arrêté sur le blanc du papier plus personne pourrait y toucher et l’enlever, impossible d’en retirer un morceau sans que toute l’histoire, elle se casse la gueule, pardon pour les mots. »