Il y a certaines choses que je comprends maintenant, et d’autres que j’imagine, c’était notre première rencontre, je ne sais pas si le hasard est le seul maître de nos destinées, si tout est écrit, ce jour-là j’ai dit ces mots.
— Je vais vous raccompagner, ne vous inquiétez pas.
Pourquoi je lui ai dit ça, qu’est-ce qui me prend. J’ai reconnu la rue, elle est près de ma salle de gymnastique, j’avais prévu d’y aller ce soir. Je lui prends la main, comme à un enfant, il se laisse faire. Il marche à côté de moi, je sens sa main qui serre fortement la mienne. Je l’installe à l’avant à côté de moi, je l’attache, c’est comme s’il n’était jamais monté dans une voiture, il serre sa sacoche devant lui sur ses genoux, il doit avoir chaud dans son gros pardessus. Je lui demande ce qu’il faisait avant dans la vie, comme si c’était une évidence qu’il ne travaille plus. Il ne sait plus, après quelques minutes, il dit : si, j’étais instituteur, ici. Il me montre du doigt une direction vers la droite. C’est sûrement sa femme qui a cousu son adresse à l’intérieur de son pardessus. C’est ma route de toute façon, il a l’air gentil, il ne ressemble pas à mon père, si ce n’est l’âge, il est vieux lui aussi. Je ne sais pas s’il s’est déjà perdu comme cet homme, il faudra que je l’interroge, ils ont rouvert la rue des martyrs, on arrive bientôt. Je lui demande s’il habite seul, j’ai un doute, il me regarde bizarrement, et il me dit qu’il vit avec sa femme et son fils. La circulation est fluide, je serais à l’heure pour le cours de gym. Je me demande quel âge peut avoir son fils, lui, il doit avoir soixante-dix ans. Il me demande si j’ai des enfants. Je lui dis que non, que je n’ai jamais trouvé l’homme idéal. Il hoche la tête. Je trouve une place devant son immeuble. Je l’aide à sortir de la voiture, je lui tiens la main, on fait quelques pas, le long de l’immeuble, les fenêtres de l’appartement devant lequel nous passons laissent entendre le bruit d’une radio. Il habite au rez-de-chaussée, c’est écrit sur l’étiquette, c’est ici, on arrive à une porte verte foncée, je l’ouvre avec une grosse poignée ronde qui se tourne, on entre dans un petit couloir, le carrelage de faïence au sol est protégé par un long paillasson beige qui nous amène à un double porte intérieure vitrée, des vitraux multicolores laissent deviner un espace et on aperçoit la masse sombre d’un escalier un peu plus loin. J’ouvre, à gauche il y a une porte d’appartement, puis l’escalier en bois foncé, le long de l’escalier il y a un petit couloir, sous l’escalier une porte grise, ce couloir arrive sur une petite coure, en face de la première porte il y en a une autre, sur le pan de mur qui les sépare, il y a des boîtes aux lettres grises en métal, je m’approche d’une porte, il y a une étiquette sur le mur, c’est ici. Je cogne. J’entends le bruit d’une radio, puis le silence, j’entends le grincement d’une serrure que l’on tourne, la porte s’ouvre. Une vieille dame me regarde, elle est petite, mais je ne le vois pas tout de suite, ce que je vois ce sont ses deux yeux derrières les verres de lunettes, ils me transpercent, je me tiens droite, je me sens obliger de sourire. Des yeux gris et froids, elle attend, alors je quitte son regard et je la vois. Une petite femme élégante en robe grise légère et chemisier blanc, elle porte un médaillon en or. Elle voit son mari à derrière moi, ces yeux m’interrogent, je lui explique pourquoi je suis là. Elle nous fait entrer. Elle me dit :
— Je m’excuse, je vais vous faire patienter, quand il est perdu, un peu de sucre, et un peu de musique et il revient vite avec nous.
J’attends, elle part, je l’aperçois par la porte du salon dans le reflet d’un miroir posé sur une cheminée, elle aide son mari à enlever son pardessus et sa veste, elle l’aide à s’asseoir dans un fauteuil et elle allume la radio, un morceau de musique classique envahit la pièce. Elle revient vers moi, et tourne dans une pièce, j’entends le bruit d’un verre posé sur une table et des portes de placards qu’on ouvre, puis le bruit d’un robinet, elle repart au salon avec un verre d’eau à la main. Elle attend près de lui qu’il ait bu, elle lui caresse le front puis elle revient. Elle me remercie. Je pars, j’arrive au boulevard quand je me rapproche de ne pas lui avoir demandé son numéro de téléphone, son mari je vois tous les jours, il arrive comme moi une demi-heure avant l’ouverture de la médiathèque, il ne me demande plus depuis longtemps de le laisser entrer, mais c’est comme si on se connaissait un peu. Après mon cours de gym, je m’arrête devant chez eux en double file, je passe devant leur fenêtre qui est encore ouverte, il fait chaud en ce moment, il n’y a plus de musique.
J’entre dans l’immeuble, elle m’écrit leur numéro de téléphone sur une feuille de bloc. Je m’apprête à passer devant la fenêtre pour aller à ma voiture quand je les entends, je ne sais pas pourquoi je reste à côté de la fenêtre et j’écoute.
— Tu l’as vu, aujourd’hui.
— Mais oui, comme tous les jours, c’est une tête de mule, mais tu sais bien qu’il m’aide pour mes écritures. Amène-moi mon ordinateur.
— Tu lui as dit de passer.
— Mais oui, tu connais ton fils, une vraie tête de linotte, et depuis qu’il s’intéresse à cette femme. Il a dû oublier, encore.
— C’est elle ?
— Non, elle c’est la directrice.
— Elle m’a laissé sa carte, elle a ajouté son numéro de téléphone portable.
— La vie est belle, la vie est belle ma douce, voilà ce que j’ai à dire.
— Tu me raconteras, ta journée.
— Mais oui, mais laisse-moi travailler, j’ai deux textes à écrire, il faut que j’arrange tout ça. Apporte-moi aussi une feuille et un crayon, ça m’aide à réfléchir, tu sais bien.
Je ne sais pas ce que j’aurais dû faire, je ne le sais toujours pas.
Grâce à ce texte, je m’aperçois que l’on peut faire de très belles choses à partir de cette proposition, belles et troublantes. Le sol glisse sous les pieds, on se sent pris de vertige. Très réussi. Merci !
Merci Helena