Il est assis, en short, sur la chaise blanche en formica. Il sue un peu, la peau au contact de la surface unie. Il fait chaud, sa mère a un peu ouvert la fenêtre pour les odeurs et puis ce coté de l’appartement est nord-est, à cette heure-là le soleil n’y frappe déjà plus. Dans la poêle, une friture, ça s’excite quand sa mère la remue ou la retourne. Elle lui parle mais le bruit mange le son et les télés dehors en volent aussi un peu des paroles qu’elle lui adresse. Il répond un peu au hasard, avec dans la bouche des mots qui le surprennent quand ils en sortent. Il ne s’en étonne pas trop, ça lui a souvent fait ça, comme s’il avait collé au palais un truc vaguement irritant, une excroissance pâteuse, du genre de celle qu’on lui avait collée pour faire ses empreintes dentaires. Avec sa mère, c’est pas un problème, ça le gêne pas comme parfois avec d’autres. Elle a l’habitude, elle lui en a jamais rien dit, elle doit comprendre entre les lignes de ses mots à lui ce qu’il a dans la tête. Elle coupe le feu et le grésillement redescend vite. Sur la table, les couverts et les deux assiettes, la plate, blanche avec des petits motifs floraux au centre, en bouquet et pour lui la version creuse. Elle a eu cette attention, de la lui mettre, comme elle a pensé à poser son pain, le vieux, tout dur, à côté du frais. Au milieu de la table, l’eau et le saladier blanc du même service que les assiettes, avec les bords ondulés, déformés par une houle avec ce blanc presque translucide et laiteux dans la lumière de début juillet. Un blanc absorbant, rassurant, pas celui qui lui revient une fraction de seconde, la faïence des couloirs du métro, plein de cette lumière crue et de ces voix qui lui heurtent le tympan.
Il approche son assiette du saladier. Il prend les couverts ronds au bout, en plastique, qui vont avec. D’un geste lent, il saisit en pince des morceaux de tomate. Il répète trois fois l’opération. Il oublie le reste, il est tout entier dans ce geste. Il veut le réussir, s’applique. C’est au-delà de la faim ressentie, coupante, avec toutes les odeurs qui traînent autour. Il ramène l’assiette à sa position initiale. Il plonge son œil dans ce petit marigot placide au creux de son assiette avec ces yeux qui le regardent. Les graines, des petits îlots dans tout ce jus, des atolls avec autour cette sorte d’eau d’une texture plus épaisse, visqueuse, cernée, là où elle rencontre la graine, d’un jaune virant dans des nuances d’un vert clair, presque phosphorescent. Entre ces archipels, des éclaboussures, des mouchetures de vinaigres, volatiles et des flaques d’huile d’olive. Tranchant le crémeux du verre, le rouge de la chair virant au noir par endroit. C’est strié de petites nervures verdâtres, électriques qui courent en dedans. Un morceau de bidoche, un flux et il le voit presque palpiter. Dans l’épaisseur se cache une géographie.
Une main pose au milieu un bout de pain, sec et mort, les alvéoles rabougries par cette humidité enfuie. Une main agite le morceau compact, recommence. La surface se refuse. Les dents la rabote, la lime pour créer l’ouverture. La main remet la pain dans le bouillon irisé. La mie – on y distingue le sillon laissé par les incisives et une fine traînée sanguinolente – s’assouplit et se gonfle , laisse venir en elle la couleur, un rose délavé, et puis après c’est le jaune olive de l’huile, sur les bords, tout près de la pulpe des doigts. Cela s’amollit, redonne du jus, en excédent, chuinte entre les doigts. Le mouvement se précipite vers la bouche béante qui part vers l’avant à la rencontre de cette chose nouvelle et humide. L’équilibre précaire est résolu, la bouche s’est refermée. Seuls les doigts et les lèvres brillant de jus et de gras gardent trace. Tombé de sa concentration, il lève la tête, sa mère le regarde, dans les yeux une expression à laquelle il n’arrive pas à donner sens.