Je n’ai pas assez parlé de cette odeur. Pause cigarette sous l’escalier de secours, deux femmes en blouses jaunes. Dépassé l’arrondi des pavés sur le parking, le rond point inutile que ça fabrique puisqu’on roule tout droit pour se garer. Toujours à la même place. Numérotée 19. Devant le grillage, le champ. D’un côté un gaura malade, de l’autre le champ. Fermer la voiture et marcher, longer. Les fenêtres basses. Puis le sas. Le sas contient l’odeur, la repousse, la retient, ne permet pas qu’elle sorte. Dans le sas qui contient l’odeur après lui, une scène éphémère, comme des santons à noël, un chapeau de paille l’été avec une bouée, un petit parasol qui porte des lunettes de soleil, à pâques des paniers et des œufs, à la fête des mères des cœurs en carton. Déjà la transparence, déjà les portes coulissantes vitrées, et déjà les fauteuils, fauteuils roulants. Le bruit quand j’entre. Cette odeur, je n’en ai pas assez parlé. Dans les visages affaissés, sans cou, dans les têtes tombées sur les épaules, dans l’homme devant une table, les bras croisés sur la table, la tête posée sur ses bras croisés, le visage dans les bras, le visage collé contre ses bras. Les bonjour dans l’odeur, les réponses, aidez-moi s’il vous plaît, Joëlle ? et la même trajectoire en diagonale pour saluer, se présenter, demander s’il y a du neuf, prendre le courrier s’il y en a, il n’y en a pas. Nous sourions, car nous sommes polis. Il faut mettre un peu de politesse, un peu de soin social, un peu de cordialité au milieu de ce temps de l’odeur. Une autre trajectoire ensuite, toujours la même, entre les groupes, groupes informels, posés là par hasard, arrivés par hasard, assemblés là par l’illogisme du contexte et des coïncidences, et si deux ou trois personnes parlent ensemble c’est insolite. Parler ici n’est pas ce qui se fait le mieux. Le code secret pour repartir. L’odeur m’accompagne un peu. Je souffle. Je souffle tellement. Je souffle tout. Je souffle sa tête tombée sur son épaule et son visage éteint. Je souffle, je respire ses cheveux avec inquiétude, je souffle l’inquiétude, et quand je repars l’inquiétude reste, par fragments, flagrances, effluves, tous ces beaux mots pour dire les lambeaux de soi qui flottent, derrière, au-dessus, au-dedans.
« Je souffle, je respire ses cheveux avec inquiétude, je souffle l’inquiétude, et quand je repars l’inquiétude reste, par fragments, flagrances, effluves, tous ces beaux mots pour dire les lambeaux de soi qui flottent, derrière, au-dessus, au-dedans. » Touchée 🙂
Texte émouvant, raconter le temps de l’odeur avec un rythme soutenu (nombreuses phrases nominales brèves qui se succèdent et qui mettent le lecteur en apnée).
Merci !
aborder l’odeur par le contexte et non par l’odeur elle-même… on met un peu de temps à comprendre jusqu’aux portes vitrées, jusqu’aux fauteuils roulants, et là elle nous prend… parce qu’on la connaît nous aussi forcément
et puis demeurent « tous ces beaux mots pour dire les lambeaux de soi… »
Cette dernière phrase comme elle nous saisit…
sommes dedans