C’est comme un puzzle à chaque fois. A chaque fois qu’elle doit y retourner, elle ne sait pas si elle y arrivera. Mais ses doigts réussissent toujours le petit miracle d’effectuer chacun des mouvements qui lui permets de se rassembler. Il faut comme trouver chaque pièce d’un corps éparpillé avec des petits gestes répétés répétitifs, des gestes pour des petites filles devenues grandes, c’est leur maman qui leur a appris, des gestes comme se passer cent fois la brosse dans les cheveux qui d’un coup ne forment plus ce joli nœud sec et dessiné mais se séparent soudain en milles qu’ils sont en réalité, tellement doux et vaporeux, mais tellement laids aussi, pour l’instant. Mais les petites filles ont appris, que ça passe dans la nuit. Le geste de la main qui prend l’huile au creux et la fait chauffer un peu entre les deux avant de la repartir sur la peau, en partant le plus bas possible, presque des pieds, même si on n’aime pas les toucher ; de remonter le long des jambes, elle a fini par apprendre à s’assoir, après tout ce temps à rester debout, simplement (comment peux ton dire simplement pour décrire ça ?) pliée, le ventre sur les cuisses et les mains sur les chevilles. Elle a appris à s’assoir pour se rassembler. C’est qu’elle va les chercher loin ses jambes, comme si elle les raccrochaient au reste du corps avec ce geste là, sa main à elle qui masse sa peau à elle. A chaque fois elle oublie mais n’oublie pas, comme on fait des gestes de manière automatiques, comme on a des genres de tics, des habitudes qu’on ne s’explique pas. On dit on ne s’en rend pas compte. Pour elle à chaque fois c’est comme ça aussi. Elle ne s’en rend pas compte, mais, à chaque fois elle réactive et gomme en même temps, l’image inexistante des mains de l’homme ce soir-là. Elle ne les a jamais vu, elle sait, c’est tout. Elle met toujours un peu de temps pour les cheveux et l’huile, le reste va plus rapidement. Elle ne choisit pas ses habits elle s’en fou, d’ici une heure, celui qui attends au salon, dans la salle de restaurant, au bar ou en bas de l’appartement, les aura déjà enlevés.
Je n’ai pas assez parlé de cette odeur, celle de son corps la première fois que je l’ai vu. Il n’y a pas de mots pour dire l’odeur, parce qu’il n’y a pas de mots pour dire ce que c’était que cette scène-là. Je reste avec des idées de feuilles mortes, de viande froide et hachée dans les narines, et de boue dans les cheveux, les siens. L’odeur est ce qui vous prends sur une scène de crime et vous n’avez jamais assez de temps, pour vous y préparer. L’odeur était partout mais je ne pourrais pas dire si elle venait d’elle, ou de l’endroit, comme si l’animal avant de partir s’était frotté joyeusement partout, laissant la marque de ses coups, laissant l’odeur des cris et de la solitude. Il était parti mais tout sentait ce qu’il s’était passé ici. J’aurais pu comprendre sans regarder. J’aurais préféré ne pas regarder, mais les images s’oublient ou se confondent avec les années, un corps mutilé ressemble à un autre un corps mutilé, une culotte retrouvée dix mètres plus bas dans un fossé peut se confondre avec une autre, celle que le type avait balancé le long des rails. Mais l’odeur n’a pas de confusion, elle ne se remplace pas par une autre. L’odeur de votre femme le soir quand vous rentrez vous coucher ça n’a pas de possible comparaison, sa douce odeur de sucre de brioché, là dans le creux en bas du cou, l’odeur du café, que la même femme vous prépare le matin avec la régularité de la minute écoulée, et puis un jour, l’absence d’odeur comme l’absence de la femme. Quand je l’ai revue, des jours après son agression, c’était toujours elle, mais dans une odeur différente, une odeur de corps qui se remet, de fluides et de tissus qui se tendent et petit à petit se referment, de boîtes désinfectées et de repas abandonnés sans avoir été presque mangé. La dernière fois que je l’ai vue, elle sentait bon. Pas une odeur de parfum ou quoi que ce soit du genre, non juste une petite odeur, neutre et tellement réconfortante à la fois. L’odeur de celle qui s’en va et qu’on ne reverra pas.