Ça avait fini par se savoir : au Sérail, on se faisait détrousser comme au coin d’un bois. Sur ce point, grandes bourgeoises, patrons d’industrie, notables ou socialistes nantis se valaient dans leurs caquets, incapables, semblait-il, de garder un secret. Et le plus beau, c’est que ça ne changeait rien, bien au contraire, le Tout-Vienne se réjouissait d’avoir tiré sur la fausse-barbe de ce Selim Bassa et se pressait au Sérail : s’y faire délester était du dernier chic et dès le lendemain, une fois les paupières dégonflées, quand le maquillage pouvait à nouveau faire tenir un teint pimpant sur les visages profondément marqués, il était du meilleur ton de publier l’ampleur de ses pertes dans la bonne société. Le coup de maître résidait dans la rareté des invitations. De grosses sommes circulaient dans des enveloppes adressées à Selim Bassa, le métèque étant corruptible par nature, et il les empochait toutes, sans pour autant satisfaire à la demande. Alors que tous les joueurs de Vienne rêvaient de s’asseoir à sa table pour une nuit de cartes ou de dés, il était devenu lui-même devenu le jeu auquel tous perdaient. Et d’autres enveloppes, plus lourdes, suivaient et lui, se payait le luxe de trier les invités sur le volet. Imaginons que tu sois choisi. L’invitation arrive sans enveloppe, avec le service du petit-déjeuner. Elle est dorée à l’or fin, et fait tache au milieu du courrier et des nouvelles inquiétantes de la presse internationale. Elle prend l’œil et la nudité de son clinquant, en dépit de sa facture impeccable te dérange, tu aurais aimé la garder pour toi seul, mais il est déjà trop tard : les domestiques l’ont eu en main, ta femme aura vu la lueur dorée passer sur ton visage. C’est bien ton nom qui est écrit et tu peux venir accompagner. Mais la date est cruelle. Elle tombe forcément mal. Parfois la soirée est annoncée pour la saison suivante, un solstice, d’autres c’est pour le soir même. Dans le premier cas, tu es désarçonné par la précipitation où tu es convoqué, dans le second, par l’impatience qui va t’user pendant des semaines. Comme pour le bal du roi, les joailliers, les maisons de couture reçoivent des commandes défiant l’imagination dans des délais extravagants. Bien sûr, tu mets un point d’honneur à faire savoir que tu comptes parmi les élus. Peut-être même te flatteras-tu d’avoir su soudoyé le plus Grand Métèque de Vienne et tu auras pour une part raison : c’est pour ton argent qu’il t’a choisi. Et tu auras pour une autre part, tort : tu as acheté quelque chose, mais en aucun cas quelqu’un. Et ce quelque chose, tu n’en as aucune idée, habitué que tu es à une forme de correspondance entre ce que tu payes et ce que tu obtiens, fin connaisseur que tu t’imagines être de la valeur des choses. Tu vas également faire étalage de ce que tu comptes laisser au Sérail, et tu parles de ces bijoux faits pour l’occasion, de ces habits dont la fabrique pourrait acheter un quartier entier de la ville, comme de sacrifices mineurs, suffisants aux petits dieux étrangers, habitués aux oranges et aux quartiers de chèvres. Ces pourboires font et feront beaucoup pour ton prestige, et tu regardes avec confiance l’investissement mondain d’une soirée au Sérail. Tu crois que tu ne peux rien perdre, puisque tu choisis avec soin ce qu’on va te dérober. Tu t’excites à la perspective d’une partie de gendarmes voleur sans gendarme, sorte d’escroquerie à l’assurance — tu ne crois pas si bien dire — . Tu chéris par avance le petit frisson qu’on va t’y servir sur un plateau, car pas une seconde, il n’est question d’autre chose que d’être servi, d’en profiter, d’en avoir pour ton argent. Mais par essence les apparences sont trompeuses et si au sortir du Sérail, ce petit monde du grand monde revendiquait haut et fort avoir été dépossédé de ses biens, bijoux, fourrures, argent, clefs, personne n’a révélé, même à demi-mot, même dans la plus intime alcôve, le plus discret confessionnal, le fin mot de sa nuit chez le plus grand Métèque de Vienne.
Mais quel est donc ce secret…
l’eau à l’oreille
ce talent éblouissant de conteuse…
hâte de lire ton nouveau recueil !!
ce texte me fait songer à mon amie
Dominique Damian, qui a vécu longtemps à Vienne (site Scribendo)
Belle semaine à toi surtout Emmanuelle !
Oh merci Françoise, de ton passage, toujours bienfaisant (je me dis souvent que l’exégèse vaut bien le texte, quand je te lis) et de la référence, où je cours.