Il est rassuré d’être seul, clandestin de lui-même, une heure volée aux obligations routinières. Il s’assoit près de la baie vitrée qui s’ouvre sur deux places de parking. Il ne s’est jamais garé ici. Son attention flotte devant les piles de magazines. Son siège présente un confort incertain. À côté de lui des plantes vertes dont l’état naturel lui paraît douteux. Il n’a jamais eu la curiosité de vérifier. Le temps passe toujours avec une infinie précaution dans cette minuscule salle d’attente. Derrière la porte, un monde se déroule, des gens chuchotent, il croit entendre le déclic d’une bouilloire. Et jusqu’au moment d’être invité à prendre place dans le bureau pour s’épancher un peu sur lui-même, il réévalue les temps forts de ces trois dernières semaines. Puis il se demande, sans toutefois se rappeler, la nature de leur dernier échange. Il lui arrive de noter une phrase, mais il a oublié cette fois. Un énorme SUV vrombit, il le regarde à travers la baie, il recule. Un homme descend, puis il considère sa place. Il remonte dans son véhicule, remet le contact, avance, recule, avance et recule encore. L’homme est cette fois satisfait. Il prend place en face de lui dans la salle d’attente. Cet homme est confronté à un problème. Ils restent un long moment à s’éviter du regard. La porte s’ouvre sur un bonjour lui désignant du bras gauche la direction du bureau feutré. La conversation rituelle débute en vis-à-vis. Souvent, il lui décroche un alors tout à fait neutre qui peut-être suivi par depuis la dernière fois, ou plus indirectement un haussement des sourcils ou une inspiration nasale. Non, cette fois il convoque la dernière séance… poursuivons si vous le voulez avec votre embarras en ce qui concerne l’argent. Il sent la morsure. Elle le saisit. Son regard plonge. Il avait oublié. Il voulait ne plus se souvenir. Il cherche du regard un soutien, une couverture de livre; Artaud se retourne, le dévisage, la moue sur les lèvres. Il est désemparé. Il demande doucement comment il a pu en arriver là. Puis il se refuse le terme embarras, ce n’est pas de l’embarras. Comment a-t-il été confronté en quelques mois à la dégradation de vingt ans d’une relative aisance pour en appeler au revenu minimum d’insertion. Il ne sait pas. Les larmes montent. Sa poitrine se comprime. Il bredouille toutes les excuses de la prédation des institutions au comportement scélérat des banques, à l’absence de conseils de sa famille, de ses voisins. Les amis n’en parlons plus. Puis d’un regard vague, son interlocuteur lui lance comment l’argent vous fait-il ressentir de la colère. Et c’est exactement ce qu’il ressent maintenant de la colère. Une dégradation incompréhensible de ses moyens. Son impuissance l’affole. Son indigence nouvelle sécrète une rage qui éteint le sommeil, nourrit la rancœur. Sa gêne ne suscite autour de lui qu’indifférence; voire plusieurs mesures d’éloignement d’un état potentiellement contagieux. La main secourable a serré la main invisible du marché.
Revenir vers toi, cher Michaël
lire l’espace de ton personnage qui le prend à la gorge, se rétrécit… très prenant…
je retiens : « il sent la morsure »
ça aurait pu être le titre de ce fragment…
Merci chère Françoise, pour ce temps pris à être venue me lire, et me laisser un avis qui me donne la voix d’une seconde lecture!!
Sacré confrontation à un réel qui chosifie l’humain, le dominant et le dominé
Merci beaucoup Catherine, ce « réel qui chosifie l’humain » c’est je crois l’effet que je voulais obtenir.