Des années plus tard, ce sont les Anglais qui supplanteront cette foire aux coups bas. Ils achèteront le presbytère, l’aménageront de sorte à créer de petits studios d’enregistrement, la maison de la maîtresse sera aussi achetée, bien pratique, jouxtant le bâtiment de l’école, et la maison de l’assistante scolaire qui ne tirait pas les oreilles mais souriait que la cheffe s’y mettait. Les Anglais prirent aussi possession des fermes boueuses, éloignées derrière les bois, une église en ruines dans un hameau qu’ils parvinrent à restaurer pour en faire une salle de concert, et les pelouses furent rasées de frais, d’un vert métallique d’une étrange fluorescence, dans nos campagnes on n’avait jamais vu ça. En face d’eux, nous n’étions palus isolés dans nos rancœurs, le métissage salvateur avait fait son œuvre, jamais défigurés par leurs yeux, leur accent chouineur salivescent, leurs mots barbouseurs, leur rire d’emprunt un peu haut, nous étions simplement insolites. Nous participions à leurs saluts, leurs bavardages informes, ils étaient fascinés par le gigantisme de nos fleurs et nos légumes. Cette terre leur plaisait. Ça n’avait plus rien à voir. Pourtant, le mildiou prit aux légumes comme aux nôtres, ils en étaient très affectés, nous étions patients, donnions des conseils (peu légaux). Mais la terre ne rendait pas tous les efforts, ils avaient espéré des plants de tomates, et comprirent qu’il fallait construire d’énormes serres. Et puis ils invitèrent de moins en moins, on les croisait peu, parfois au marché d’une autre commune, mais les invitations s’espaçaient, ils se voyaient entre Anglais, ne venaient plus au café du village, nous sentions comme une aigreur contre nous, ils s’enfermaient, voyageaient, très loin, rencontraient du monde en Chine, revenaient au village avec de jeunes personnes effarouchées, qui repartaient bientôt pour ne plus revenir. Progressivement, on entendait plus la langue angliche. Alors, au beau milieu du silence, vinrent d’autres voisins, des Américains cette fois, et puis des Australiens, des peintres, des musiciens, du folk, des instruments acoustiques. Un couple étonnant s’était installé plein sud de l’autre côté du village, près d’un domaine où couraient de gros chiens en liberté. Ils étaient roux, tannés de blancheur rousse, les joues piquetées de son, de ce beau grain de son roux et doux qui éveille les sens, le pardon, la chaleur. Malgré leur jeune âge, ils avaient déjà quatre enfants, elle était harpiste et violoncelliste, lui réparait des voitures et jouait du saxophone. Ils arrivaient tout juste de la banlieue de Sydney.
Il ne s’est jamais rien passé la nuit au village. A part les tempêtes cabrioleuses qui détruisaient les toits des hangars et des poulaillers. A part le carnage des renards quand ils creusaient des tranchées sous le grillage pour dévorer les volailles. Les règlements de compte et soucis relationnels surgissaient plutôt en journée, bas nuages, bas soleil, en début de crépuscule ou vers l’aube sans les détails personne n’avait de montre). Le couple d’Australiens avaient commencé à animer des soirées dans la salle communale, après « le café » du dimanche qui réunissait les pépés du coin. Un fois le gâteau au ventre, on ouvrait les bouteilles de cidre et on écoutait les poètes. Chacun venait chanter quelque chose (ce micro je le connaissais bien), on y mariait des gens, on dansait, on en avait plein les jambes, des gosses qui chahutaient, leurs courses comme des guêpes espions. Alors quand l’Australien venait sur scène pour jouer des fables de La Fontaine, que toutes les lèvres psalmodiaient en silence, ébahis, nous étions perplexes. Il était accompagné de ses enfants qui jouaient tous d’un instrument, tambourin, triangle, clavier, flûte traversière, selon l’âge et le talent, qui donnaient des cours à leurs camarades de classe, et ça venait, on en achetait dans l’école, ça faisait des activités. Alors quand il venait en scène rendre hommage à La Fontaine avec son accent chaloupé, toutes les filles damoiselles étaient en émoi. Les taches de son, les rimes barbouillées de bouche, les lèvres sucrées de roux, les yeux tièdes, les beaux bras cajoleurs, les récits verts au parfum de raisins mûrs, l’alexandrin enjôleur, tout contribuait à soulever l’enthousiasme. « Mahh il joue bien çui-là ! » avec l’argot en prime. Et les fins de spectacle devenaient sirupeuses, au moment du vin, des bavardages, des compliments d’usage, des grâcieusetés, le comédien du Pacifique faisait sa ronde et s’arrêtait plus longuement pour discuter. Dès lors, il venait un temps où devenait suspendu, où la voix du jeune homme prenait même une consistance bizarre. Sa femme le retrouvait, secouait son immense crinière, souriait d’un sourire appuyé à l’adresse de chaque jeune fille, en soulevant du sol la jeune marmaille. C’était étonnant de voir comment les minots dans ses bras pouvaient devenir chasseurs de mouches, comment leur chair abondante pouvait exhaler soudain leur puissance de vinaigre. Les discussions tournaient vite court, elles retournaient dans leur niche. « Salut, on s’reverra plus tard ». Mais la mère aux rayons de montagne dans les cheveux avait compris qu’il ne pouvait en être ainsi, c’était devenu comme une guerre, elle en rêvait, elle tombait dans un puits, elle enregistrait chaque visage, aurait pu les peindre de chez elle. Et son homme commençait à végéter dans son garage, bavassant plus qu’il ne vissait des pots d’échappement, rêvait en sirotant un fond de piquette, il en avait les yeux vitreux. Des filles passaient, lui laissaient leur voiture « à vérifier ». Alors un matin, elle prit les devants comme un déclic. Un déclic tueur dans la tête, la bonne idée de meurtre, le clic qui sait soulever des montagnes. Elle ouvrit un bidon d’huile, grasse et rousse comme un miel de forêt, elle y trempa un pinceau, et méticuleusement, badigeonna ça et là les sièges arrière, laissant des traces de cambouis à l’endroit exact où repose nonchalamment la cuisse, sans méfiance et sans apprêt. Les vêtements s’en retrouvaient tachés et les traces ne partaient pas facilement, même à l’aide d’un solvant. Le garagiste écopa d’une rumeur lourde de tracas : c’était devenu un souillon, un ivrogne infirme, incapable de s’atteler à une tâche sérieuse. Les clients se firent de plus en plus rares, la rumeur s’enfla et l’homme délaissant le petit verre de piquette, bascula dans la bouteille. N’ayant plus de quoi, la marmaille réclamant mille choses, ils en vinrent à travailler en ville, se levaient tôt, et tandis qu’elle donnait des cours dans une association, il conduisait des bus toute la journée. Sur tous les boulevards du globe de la Bretagne et du Finistère. La fatigue, ça fait ralentir, ça compatit peu, ça flingue les jambes et la parlotte. Peu à peu, les spectacles disparurent, c’en était fini des prières murmurées en chœur parmi les fables de La Fontaine.
Les étrangers venaient ainsi delà, d’ici, de partout, depuis les villes mégalopoles, les cités, les banlieues. Mais ils finissaient tous par se replier dans les antres. Les pelouses roussissaient tout pareil que les nôtres, les primevères, les jonquilles, les orties.
Un jour, un historien universitaire s’installa dans une petite maison basse en granit. Il nous faisait tous trembler car il montait sur l’échelle jusque sur le toit pour réparer le toit d’ardoises, poser des bâches noires et vertes, des parpaings par-dessus pour éviter que tout s’envole. C’était pas joli à voir, on aurait un squat. On l’appréciait bien parce qu’il rentrait dans nos maisons, nos jardins, nos cours, pour venir se plaindre. Il ne parvenait pas à se faire publier. Il incriminait durement les éditeurs (même les plus confidentiels) qui cherchaient du rentable à tout prix. Il fallait bousculer, raconter des faits sordides, assassineuses de bébés, des sortes de Médée éruptives indétectables, des histoires à vous retrousser la moelle, des solitaires déviants, du croustillant. Tout cela pondu dans une langue malpropre et batifoleuse. Que faire de ce triste monde ? Impossible d’y survivre en philosophe épris de calme et de musique. Un jour, il repartit dans sa banlieue et revint avec une amie joyeuse, avide de société, chaleureuse, organisant des foires à gâteaux dans l’école. L’historien se lançait dans une nouvelle thèse. Mais en été, les vacances sont longues à la campagne. Les jeunes ne restent pas, les hommes se mettent à boire, le monde est aux champs. Un matin, elle mit bagages dans la voiture, et repartit en Seine-Denis comme on dit par ici. On ne la revit plus jamais. Et la maison reprit son air vaste et triste, privée de voix, heurtée par la salve des pluies. Le toit, resté en l’état, ne fut jamais réparé.
Encore un superbe texte, Françoise ! J’ai adoré suivre le rythme vertigineux de ces invasions (et contre-invasions, bien entendu !). Merci !
Chère Helena, toujours un bonheur de lire tes textes… d’ailleurs, j’y retourne !! bonne soirée surtout
quelle fresque, quel récit !
beaucoup aimé ton dernier paragraphe, cette nostalgie qui nous prend avec ce triste constat des choses et ce toit qui ne sera jamais réparé…
merci amie Françoise
Chère Françoise, oui, c’est sûr, cette tristesse des autres irradie, laisse des traces, ouvre des pages… tu comprends cela si bien
C’est une sacrée galerie de portraits brossée là dans une langue pleine de vigueur !
Un immense merci Françoise pour le temps consacré à lire, et à écrire ces mots qui portent ! je vais savourer vos textes cette nuit… nouvelle vigueur que de lire vos univers…
ahlalal quel magnifique texte et ces métissages insolites et impossibles j’ai noté cela : « En face d’eux, nous n’étions palus isolés dans nos rancœurs, le métissage salvateur avait fait son œuvre, jamais défigurés par leurs yeux, leur accent chouineur salivescent, leurs mots barbouseurs, leur rire d’emprunt un peu haut, nous étions simplement insolites. Nous participions à leurs saluts, leurs bavardages informes, ils étaient fascinés par le gigantisme de nos fleurs et nos légumes. » mais il faudrait tout copier!