Comme je le disais, avant de mourir, elle avait eu une vie plutôt banale. Une vie faite de choses banales et quotidiennes. Elle a commencé par être une petite fille silencieuse, aux yeux trop grands, une petite fille qui se tait. Elle a eu des poupées et a couru cent fois le long de l’escalier, elle a déterré des tortues au fond du jardin, observé les bourdons en maillot de bain, elle a crié et rit et s’est tu aussi. Elle a eu des anniversaires avec des amis et des bougies, elle a eu respectivement six lapins et deux chats, peut être quinze poissons rouges. Elle a mis ses pieds dans les chaussures des grands, elle a essayé le maquillage de maman. Elle a mordu, tapé, s’est enfui. Elle a fait des cauchemars souvent la nuit. Elle a eu des oiseaux en cage. Un matin ils se sont enfuis. Un jour, elle a eu un voisin. Ce voisin, c’était Pierre.
Pierre ne sait pas combien de fois il a déménagé enfant. Il se rappelle de tout un peu vaguement. De vagues souvenirs de couples un peu âgés et différents à chaque fois. IL se rappelle de différentes salle de bains, enfin surtout de la couleurs des faïences. Il se rappelle surtout de la dernière, celle avec le chien roux. Il aimait beaucoup le chien alors que tout le monde le détestait. C’était un chien roux et blanc, avec cet air qui vous regarde toujours en biais, le blanc de l’œil saillant, l’air toujours un peu inquiet, voir inquiétant. Le chien aboyait. Toute la journée. Il aboyait le matin, dès que les voisins passaient dans l’escalier, quand il entendait au loin le bruit d’une voiture, quand la lumière changeait, quand la télévision s’allumait et puis parfois aussi sans aucune raison. Du coup Pierre savait bien que personne n’aimait le chien. A part ses propriétaires. Il se sentait proche du chien. Après tout, il était un peu comme lui. Accueilli ici dans cette maison sans qu’il y soit né. Nourri logé sans qu’on ne lui demande rien, lui aussi était né un jour ailleurs et comme cela arrive toujours aux petits chiots, lui aussi on l’avait éloigné de sa mère et de sa fratrie. Il avait fait « le collectif » et un jour on l’avait choisi lui, pour aller dans une maison. Puis il avait changé beaucoup et il était arrivé ici. Il ne pensait jamais à sa mère, mais le jour où il y avait eu l’affaire avec la petite fille, avec la voisine et qu’on était venu le chercher encore une fois pour le déplacer, il avait pensé à elle d’un coup, enfin il avait d’abord pensé au chien, qu’il ne verrait plus, puis il avait pensé à elle, à sa mère.
Sa mère coupait ses cheveux toute seule. Elle avait dans un tiroir de la chambre, de vieux ciseaux rouillés parmi tout un tas de choses non répertoriées qui trainaient là au lieu d’être ailleurs. Sa mère faisait ça régulièrement, elle se mettait là, devant le miroir, posait sa cigarette et faisait tomber par paquet ses cheveux secs et blonds. Sa mère disait toujours « c’est bon c’est des cons », elle parlait beaucoup d’un coup avec sa voix de cailloux, parfois elle se taisait toute la journée. Elle avait eu beaucoup trop d’enfants pour se permettre de se taire, et d’un coup, elle n’en pouvait plus de leurs japements, elle se foutait en colère. Parfois elle rigolait franchement et puis elle disparaissait on ne savait jamais combien de temps. Elle disait qu’elle s’en était sortie « toute seule » et ne voulait jamais parler à l’assistante sociale. Parfois elle revenait avec un mec qui mettait de la bonne humeur dans la journée, qui faisait cuire des pâtes et jouait avec le plus petit. Dans ces moments-là, elle mettait son long t-shirt blanc elle disait « ma robe de mariée », et se coiffait plus souvent. La chambre toujours ouverte se fermait plus souvent et les enfants faisaient de petits bazars partout dans l’appartement. Elle sortait de là avec sa robe de princesse défroquée et faisait mine de gueuler. Et puis le mec finissait par ne pas revenir, alors elle prenait le ciseau et allait dans la chambre s’enfermer pour un temps que personne ne pouvait deviner. Bien plus tard maintenant qu’elle n’avait plus aucun enfant elle avait croisé ce jeune type dans un bar.
Le type avait un prénom, mais il changeait toujours selon. Il avait différentes vies aussi, en disait beaucoup ou pas du tout. Il s’adaptait. Toujours. Il avait pu avoir fait de longues études ou être un ancien délinquant qui s’en était sorti par l’amour du travail bien fait. Il était charpentier ou agent immobilier, il vivait ici depuis toujours ou n’avait fait que bouger, on s’ennuie si on reste toute sa vie au même endroit, vous ne trouvez pas ? Il avait des âges peut variables, changeait parfois juste le jour ou le mois, parfois sautait quelques années. Il était parfois bien fauché ou d’un coup c’est lui qui invitait et payait toute la tournée. Il avait rencontré la fille ce soir alors que ce n’était pas vraiment dans ses plans. Il avait tourné au coin de la rue et l’avait vue qui attendait un taxi dans le froid. Elle l’avait vu et avait fait comme si. Du coup il s’était dit c’est pour moi. C’est comme ça qu’il l’avait rencontré, suivie, puis tuée.
Bonjour! J’ai découvert vos textes après avoir lu votre commentaire. J’aime beaucoup vos portraits qui se dessinent peu à peu: les personnages se singularisent à partir d’un matériau apparemment universel, en tout cas très évocateur pour le lecteur. De même les événements ne surgissent pas mais se façonnent dans le quotidien et les habitudes. Cette manière de raconter me plaît, tout coulisse, en douceur. En plus, il y a des aventures en germe (policières, amoureuses, amicales…)!
Très réussi, cette suite de portraits, de vies résumées à grands traits dont certaines trop rapidement abrégées. On glisse d’un personnage à l’autre… Presque comme une ronde. D’une tuée à l’autre. Deux mauvaises rencontres. Une petite fille, Pierre; sa mère, un jeune homme qui change souvent de nom.