J’ai rassemblé les éléments, fait les recherches, interrogé les vivants, pisté les témoins, relié les points d’étape sur la grande carte qui va du désert à Vienne et retour par l’Orient, je suis allée jusqu’en Écosse, moi qui suis pourtant la moins aventureuse de ce petit peuple qui se bouscule dans mes notes. Les faits, les souvenirs, les récits, les rêves, les nouvelles des journaux, les échanges épistolaires et les on-dit forment un grand charivari. Aux yeux lourdement fardés de la Vérité, chacune de ces bribes vaut les autres. Il leur faut à présent un palais sans porte ni murs où tous entreront sans préséance et cela, ma fille bien-aimée, c’est à toi qu’il revient de le bâtir. Parler avec les morts, lire les lettres perdues, répondre des absences et des disparitions… Rien n’est neuf dans ce que tu lis -là et pourtant tu as peur et la lettre tremble dans ta main tandis que tes lèvres forment les mots que je t’ai laissés. Je te les ai répétés bien des fois et tu les as déjà entendus, mais lire, tu vois, c’est autre chose. À l’échelle des astres, les mots écrits ne valent pas plus que les paroles qui vont de la bouche à l’oreille : une traînée de sable bientôt dissipée par le vent pour le malentendu qu’elle est. Un souffle, à peine. Ne te laisse pas écarter de la tâche qui t’incombe par ce genre de considérations : les astres sont l’affaire des dieux et leur temps. Notre échelle est semblable aux rails des chemins de fer : elle ne pointe pas vers le ciel, elle fait corps avec la surface de la Terre et puis que c’est la seule que nous comprenons (et avec quelle difficulté !) c’est la seule qui doit nous importer. Ayons l’humilité de nos outils. Ainsi tu verras que cette charge est également un chemin. C’est en tous cas ce que m’a dit en mon heure la Soigneuse, ma plus-que-mère et ta grand-mère sous le soleil. Elle a appris l’art de recoudre ce qui était épars, rompu, dissemblable en apparence au Sérail, auprès de la maîtresse du Kintzukuroi, si bien qu’il court d’elle à toi un fil d’or en dépit du sang étranger qui est le nôtre. Je t’ai vue devenir plus puissante depuis son départ, tandis que je perdais ma voix. Monsieur m’avait enfant choisie pour elle la plus ressemblante possible, afin que personne ne puisse douter de sa maternité. Ces choses-là avaient leur importance alors. Elle ne m’a jamais caché mon adoption et nous avons porté fièrement ce secret ensemble. Elle vieillissait si lentement qu’à l’approche de la quarantaine les gens nous prenaient pour deux sœurs. Elle m’impressionnait tant que je n’ai pas su apprendre d’elle. Je lui ai causé une grande peine lorsqu’elle a découvert que j’avais choisi pour mari un homme qui dans mon esprit était le portrait de Selim. J’ai cru alors qu’elle était jalouse et j’ai jubilé. Ton père nous a quittées en voyant que tes yeux restaient clairs. Il n’a pas voulu croire que tu étais de lui. L’ironie du sort, c’est que tu serais devenue sa fille s’il était resté, s’il t’avait aimée comme la Soigneuse m’a aimé, en dépit du sang. Tu étais et tu demeures l’enfant du Sérail. Tu as les yeux d’Osmin, le voyageur que tu n’as jamais rencontré, pas plus que moi. Tu dis les paroles qui guérissent et tu sais lire l’or. Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’a été transmis, tu ne me croiras pas en lisant que tu es prête et que le moment est venu, même si tu ne l’es pas. Mon travail s’arrête ici et le tien commence. En ton vingt et unième anniversaire, je te rends au monde, ma fille bien-aimée.