À Nantes c’est le vent qui change tout, ce vent de sel qui vous dépèce délicieusement, ce vent d’Ouest qui s’engouffre dans le chenal de Saint-Nazaire, après avoir balayé les côtes bretonnes, emportant au passage quelques légendes, quelques bouts de menhirs de Carnac – ou d’ailleurs – dans un bruissement de falaise. Ce vent-là propage des rumeurs presque mystiques. Il laisse flotter dans l’air la ribambelle des possibles, jusqu’aux quais de la Fosse. De là il se faufile dans les rues et les ruelles, s’imprègne partout et creuse son chemin secret dans l’esprit des nantais. C’est une ville où rien n’est moins sûr, où les nuages n’en finissent pas de défiler, de se défiler, où les baromètres perdent le sens des réalités, où les vents font leur loi, sans qu’on le remarque vraiment et sans qu’on en ait le cœur net.
Je parcours la ville vent de face. Le vent tourne aux angles où je vire. C’est partout le grand large. Si l’ancrage de la terre résonne à chacun de mes pas, c’est que mon corps reconnait avec assurance ce terrain comme son port d’attache. Et si mon esprit fluctue dans le bain du ciel, c’est que mes voiles sont bien hissées.
Les villes ne sont pas faites pour accueillir une telle respiration entre leurs murs sales. Ici cela fait tout remonter à vif, continuellement : les odeurs mortifères d’un passé pourrissant, le cliquetis métallique des chaînes des esclaves, le crachat noir des grosses cheminées aujourd’hui éteintes et des pots d’échappement qui eux n’en finissent plus, les bas instincts désespérément pendus aux barreaux de leurs cachots, mais aussi les vibrations – sans fin – des émotions humaines, dans leur extrême saturation, dans le spectacle mouvant de leurs couleurs chamarrées, toute la poésie, presque nue, mais toujours fuyante et toute l’immensité des royaumes imaginaires, sans bornes, miroitant derrière un trou de l’enceinte des prisons de Nantes, comme une échappatoire, une voie de salut.
Je prends la ligne 2. Le tramway solide, grinçant, désuet comme un vestige de l’Union soviétique traverse la ville, bien enfoncé dans ses rails. Je quitte Boissière, ses H.L.M d’une autre époque qu’on a tenté de repeindre depuis et qui semblent pour la plupart inhabités. Pas très loin de là, vers la périphérie, il y a Orvault et sa place de l’église, autour de laquelle une zone résidentielle s’est étalée, à la manière d’une flaque d’huile de cuisine, insipide et gluante. Ces zones industrielles où on achète et ces zones où on habite, qui s’étendent sur des kilomètres à la ronde, provoquent en moi un terrible vertige : comment pouvait-on supporter, dans une ville aussi intense que Nantes, de se sentir ainsi réduit à un rôle de figuration et de se contenter de flotter à la surface des choses ? Ces façades fades identiques, ces coquilles mornes et ces insignes artificielles étaient-elles vides ? Était-ce le revers lisse et mou d’une ville à la sensibilité trop acérée, dont le cœur serait trop cardiaque et les extrémités trop endolories ?
Peut-être. Mais je ne peux plus y rester. Je passe seulement et rarement. Ce n’est plus chez moi. Nantes est une ville que l’on aime et puis un beau jour on l’abandonne tel un fugitif. Je ne peux pas décrire une scène ou une autre. Il y en a des centaines qui se bousculent, montagne d’objets de mémoire à peine désirables, alimentée par les vide-greniers, les vide-poches, les vide-sacs et les crève-cœurs.
Ton texte est beau. Il laisse l’envie d’en savoir plus sur cette nécessité de quitter.
Merci beaucoup. Justement, les raisons de ce départ pourraient bien devenir l’objet d’un plus grand récit ! J’ai cela en tête.
j’attends avec impatience.
« Où l’imperceptible s’enracine », votre titre m’intrigue même s’il est amplement justifié dans ce magnifique texte d’affiliation à une ville où le vent et la mémoire empêchent peut-être de rassurer ses habitant.e.s. En tout cas qui donne envie de fuir et de la remplacer par on ne sait où… l’écriture peut-être ?
Merci pour votre très beau commentaire. Je pense que je n’ai pas suffisamment insisté sur l’ambivalence de ce vent, qui est terrible et délicieux à la fois, qui exacerbe et dont le rôle amplificateur n’est peut-être qu’une projection de la sensibilité de la narratrice. C’est ce trop plein qui blesse et qu’il faut vider, ou du moins mettre à distance par l’écriture, pour cesser de subir des assauts du passé.
Peut-être partons-nous toutes et tous d’un trop plein d’air ( d’inspiration venteuse ?) au moment où nous nous mettons à écrire. Cela souffle de toutes parts, de toute éternité également. A chaque fois, nous traversons un paysage très familier et très encombrant, l’aimer ou ne pas l’aimer n’est même plus la question. Le passé est un vent qui pétrifie, le présent un vent qui porte le nouveau souffle à prendre de biais pour écrire à l’abri des bourrasques. Ecrire c’est traverser les vents portants et les vents contraires, j’aime bien cette métaphore. La sensibilité de la narratrice n’a rien à vois avec celle des girouettes et c’est la bonne nouvelle du jour.