En rejoignant dans la rue, Ulysse commence par prendre une grand bouffée d’air. La fraîcheur de la nuit transporte les rêves endormis, le vent marin chargé d’épices imaginaires, le ciel sombre enveloppant dans son obscurité des trésors muets… L’air qui emplit ses poumons vient déjà d’ailleurs.
Ulysse marche. Et l’air. Sur le front de mer, son regard se perd sur la surface de l’eau calme où clignotent quelques reflets de lune. Le ciel dort à l’envers de la mer et les étoiles fixent les éclats pour dessiner les constellations sorties de l’imagination de ceux qui dorment les yeux grands ouverts. Le ressac des vagues éclabousse timidement le silence de la nuit. Quelques voitures klaxonnantes traversent le tableau, elles ramènent les fêtards dans leurs pénates. Des lumières s’allument dans les cuisines. C’est l’heure de la fin pour les uns, celle d’un début pour les autres. De ces moments qui voyagent entre deux mondes, dans un présent qui conclut une journée ou dans celui qui ouvre sur le futur d’un autre jour. Entre ce qui a déjà été écrit et ce qu’il reste à écrire. Ulysse marche sur le fil de cette limite avec le plaisir de l’équilibriste. Une moitié dans l’hier, un autre moitié dans le lendemain. À demi-interdit.
Ulysse quitte le bord de mer et s’enfonce dans une rue que l’éclairage grésillant rend incertaine. Et l’air. Devant lui, de ces images dont on ne sait pas trop si elles sortent d’un rêve ou si elles sont bien réelles. Un lointain souvenir parfois. Toute à son hésitation, la lumière du lampadaire plonge Ulysse dans un film en super 8. Derrière une fenêtre au ras du sol qui donne sur une cave en contrebas, il voit un enfant dormir sur le sol en terre. Il s’approche, il a posé sa tête sur un gros livre usé et a enlevé la bâche d’un meuble pour s’en servir de couverture. Ulysse sourit. De l’autre côté, plus en hauteur, une autre fenêtre s’illumine par intermittence éclairée par une télévision muette qui raconte une histoire en images. Ulysse monte sur la pointe de ses pieds et aperçoit un fauteuil de dos en haut duquel une chevelure blanche et bouclée émerge, immobile. Des poussières de vies passées se déposent autour de lui dans les fragments d’obscurité que la vieille ampoule du lampadaire distille par alternance. Le film en 18 images/seconde lui stroboscopise les sens. Il sort de la rue un peu plus haut en tournant sur la droite. À demi-hypnotisé.
Une lumière jaune et franche éclaire le pont désert qui ressemble à un joyau dans la vitrine d’un musée. Et l’air. Dessous, l’eau coule lentement vers la mer toute proche et vit ses derniers instants avant de succomber au sel de l’immensité. Ulysse s’arrête, en quête d’un mouvement. Et l’air. Un miaulement d’humeur lui fait tourner la tête, un chat jaune surgit de sous une arche et s’enfuit vers la rue grésillante. Cela se passe si vite qu’Ulysse ne sait plus s’il a bien vu ce chat bondir, ou s’il ne s’agit pas, plutôt, d’une illusion nocturne amplifiée par le vide de l’instant. Et l’air. Devant lui, le pont est immobile. Ulysse le traverse et jaunit lui aussi, comme les briques des piles, comme les pavés de la chaussée, comme les feuilles des arbrisseaux figées dans leur monochromie. Une part de lui reste immobile sur le pont, une ombre jaune collée aux pierres, tandis que sa silhouette verticale se recompose en s’approchant d’un grand boulevard et de son agitation. À demi-réveillée.
À sa gauche, tout au bout de la grande ligne droite qui s’élève dans la ville, la gare donne ses sujets. Elle trône en reine sur la ville et sur la mer. Sur les hommes et les femmes, surtout, qu’elle libère par grappes au rythme des arrivées des trains comme des flots de sang gonfleraient les veines et les artères de la ville. Mais à cette heure tardive, le coeur de la ville ne bat plus. Il trône, rien de plus. La gare semble dormir, mais elle ne dort pas, elle reprend son souffle. À la droite d’Ulysse, tout au sud, la mer, elle-aussi, paraît endormie. Une lueur lointaine, un porte-conteneurs ou un paquebot ou un tanker, de ces navires géants qui griffent inlassablement l’eau dans sa chair, fixe la hauteur de l’horizon. L’immensité sombre dévoile un gouffre, comme un trou noir tapis aux confins de l’espace qui engloutit la lumière. Et alimente la peur de rêver, la crainte de l’ailleurs, le culte du semblable. Devant, le boulevard n’est animé que par quelques clochards chancelants, comme des boules de sable et d’herbe sèche s’envolent dans le désert. Ulysse traverse, à demi-vivant.
Face à lui, une autre rue plonge dans les entrailles de la ville. Ulysse s’avance vers la lumière imparfaite des vieux lampadaires, dans l’obscurité et dans le silence immobiles. Là où la vie pousse d’une simple graine tombée par hasard, échappée d’un fruit inconnu, portée par un vent capricieux. Il s’engouffre entre terre et mer. Juste au milieu. Ulysse marche comme un équilibriste sur la frontière séparant deux mondes, entre passé et avenir, entre réalité et rêve, entre veille et sommeil. Il choisit de vivre juste au milieu, là où les hommes deviennent fous. Et l’air.
Le voyage d’Ulysse continue, merci.