C’est une scène de rencontre, scène à deux personnages, pas de paroles échangées, tout se passe dans le silence et dans la pénombre, tout est calme comme s’il n’y avait plus d’air, comme si les insectes avaient déserté l’espace, plus d’odeurs à rôder non plus, rien qu’images lentes et couleurs assourdies. Elles sont là toutes les deux, pas bien loin l’une de l’autre : celle qui écrit tous les jours dans la chambre à l’étage et celle qui vient du passé — qu’on pourrait croire surgie des murs —, en train de raccommoder, broder, éplucher des légumes.
On les voit comme si on les filmait d’en haut. Se rapprocher lentement, histoire d’en savoir plus.
Celle qui écrit s’est laissée surprendre par la présence de l’autre. Heureusement qu’il y a du recul en arrière de la porte pour qu’elle s’y tienne, juste ce qu’il faut pour ne pas être vue tout en observant l’autre, se demander ce qu’elle fait là installée dans la cuisine, se demander qui elle est, imaginer comment elle a pu pénétrer dans la maison longtemps inhabitée, dans quelle chambre elle a bien pu séjourner sans que personne ne soit au courant. On s’intéresse aux expressions du visage de celle qui écrit en train de se transformer à chaque seconde, craquements de poutres et de planchers, on n’entend rien des bruits, on se laisse attirer par le visage pâli puis étonné puis adouci, caressé par la lumière qui s’infiltre depuis les ouvertures de la cuisine. On sent le corps empoigné, tremblant, avec une envie d’aller de l’avant. L’autre à la table est toute à ce qu’elle fait, ne voit rien n’entend rien, n’a aucune conscience de la présence de l’autre. Au-delà de la porte côté Nord, s’étend la petite terrasse puis le sentier jusqu’au cœur des jardins, jusqu’au cœur des arbres et des choses. Celle qui est assise à la table se concentre sur ce qu’elle fait, ne s’aperçoit de rien. De temps en temps sa poitrine se soulève légèrement. Il suffirait de quelques pas pour qu’elles se rejoignent, du moins c’est ce qu’on croit. On se trompe. Si elles semblent installées et vivant en ce même lieu, elles respirent et agissent dans des temps parallèles. On le comprend à l’attitude des corps, à la nature des vêtements, au nouage des cheveux. Un trouble s’infiltre depuis les plafonds dans l’enfilade des pièces, ternit l’air, floue les couleurs, comme une zone indécise qui raconte que les époques ne sont pas les mêmes, comme une buée dans le regard de celle qui connaît la musique du parquet. Tout pourrait cesser brusquement si elle fermait les yeux. Les images sont nées en arrière de ses paupières, débarquées d’un monde inventé. Ce n’est pas une scène de rencontre, c’est un moment de trouble, de vision, de révélation entre blancheur et ténèbres. Celle surgie du passé est demeurée inscrite dans le tableau et sa silhouette par instants se révèle.
Au-delà de la terrasse côté Nord s’annonce le sentier qui grimpe jusqu’au cœur des jardins, jusqu’au cœur des arbres et des choses. Au-delà des arbres enchevêtrés commence le ravin puis s’échelonnent les hameaux, les vallons. Le pays aux mille taillis est recouvert d’un vaste ciel.
Photographie, ©Françoise Renaud – au jardin, septembre 2023
Je les vois très bien. Mais pourquoi prendre tant de précaution pour nous expliquer la scène. Ce que j’aimerais savoir c’est l’interaction entre elles, car je la sens pointer sans qu’elle soit dite.
eh bien c’est là toute l’histoire du roman depuis l’épisode #1…
mais je sais bien qu’il est impossible de suivre le fil des récits de chacun et à travers autant de tâtonnements et d’épisodes…
juste te répondre que c’est une scène déjà écrite dans l’épisode #2 https://www.tierslivre.net/ateliers/ete2023-02-on-dirait-un-tableau/ que j’ai évoquée ensuite à plusieurs reprises, et pour cette proposition #14, je l’ai remise sur le métier pour y entrer plus profondément (ce que tu nommes précaution)
merci beaucoup d’être passée…
« On sent le corps empoigné, tremblant, avec une envie d’aller de l’avant. L’autre à la table est toute à ce qu’elle fait, ne voit rien n’entend rien, n’a aucune conscience de la présence de l’autre. »
J’aime bien cette promiscuité un peu hallucinatoire entre les deux personnages. Dans un film elle serait rendue facilement avec les procédés actuels. J’imagine ton texte en voix off.
« Le pays aux mille taillis » serait un très beau titre.
J’aime comme tu lis…
En effet je voulais aborder cet aspect, donner à la scène un côté hallucinatoire dans la mesure où elles ne se rencontrent pas dans la vraie vie (il s’agit davantage d’héritage, de révélation à travers le temps) et ça aurait été bien plus facile au cinéma.
J’entends aussi en voix off
Et merveilleuse ta trouvaille pour le titre…. je garde ça sous le coude…
Un texte qui absorbe. Merci Françoise
oh merci Élise, merci…
Ce n’est pas une scène de rencontre, c’est un moment de trouble, de vision, de révélation entre blancheur et ténèbres.
Que c’est beau, je suis touchée en plein coeur, merci Françoise.
chère Clarence, tu me touches profondément à chaque fois que tu fais écho à mes textes sur cette page
merci pour ta lecture
belle ambiance dont on comprend assez le caractère fantomatique (on a l’impression de voir tout ça à travers un tulle) un peu comme ce que produit l’écriture – à part soi – cette concentration qu’elle a…
ah ! ce que produit l’écriture…
on peut aussi faire des choses que sait bien faire le cinéma… mais faut creuser le sillon, sculpter la phrase, le bloc…
merci Piero pour ta fidélité
que c’est bien ! on est presque dans chacun des deux corps, ou on est en éveil dans l’air qui les sépare
merci Brigitte pour ton écho
c’est vrai qu’on peut se projeter sur un corps puis l’autre, se déplacer dans l’atmosphère étrange pour les voir à distance, flotter, rêver…
J’aime l’état dans lequel ton texte plonge le lecteur. Entre hallucinations et fantômes. Quelque chose de vaporeux, qui tient du rêve peut-être, de part et d’autre d’une réalité sans plus de frontière. Belle expérience.
une volonté peut être d’aller visiter les limbes du roman, là où ça se trame, dans les liens invisibles
merci de ton passage, JLuc
C’est troublant comme une non rencontre héritée, un côté fantastique qui se densifie tout au long, on en devient fantomatique aussi… Merci Françoise
toujours un plaisir de te voir par ici, plaisir d’être lue forcément et soutenue aussi
merci Raymonde
Oui il y a quelque chose de fantastique et de fantomatique dans ce texte qui arrive si naturellement dans l’écriture… « Ce n’est pas une scène de rencontre, c’est un moment de trouble, de vision, de révélation entre blancheur et ténèbres. » (très beau) Malgré tout on peut se demander si une forme de rencontre n’est pas sur le point d’advenir, un contact avec la présence du passé, comme on peut le ressentir parfois dans les maisons encore « habitées » par celles et ceux qui les ont habitées…
Faudrait que je bûche en cet endroit pour la #15 qui se profile, sur la réalité ou non de la rencontre, sur ses effets profonds…
car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une sensation de présence qui nourrit quelque chose en nous…
merci Muriel de rentrer ainsi en résonance !
« Tout pourrait cesser brusquement si elle fermait les yeux » (cette fragilité)
fragilité qui ne s’exprime que dans les intervalles, les ambiances entre deux, les intérieurs floutés ou les aubes brouillées douloureuses
une douceur au bord de l’effacement et pourtant … leurs présences suspendues et l’entêtement du paysage.
merci Nat pour ta mention apportée au paysage
car plus j’avance, plus il devient majeur dans ce travail, ce paysage qui se répète dans ses descriptions et ses notations pourrait devenir incantation, entraîner plus loin le récit…