Caresser du bout du doigt les mots imprimés sur la feuille de papier blanche, se laisser hypnotiser par les minuscules lumières qui pixelisent l’écran de l’ordinateur et tracent des mots, être envahi par les images qui naissent derrière les yeux.
L’écrivain regarde la gare comme si c’était un tableau.
Arrêter le temps, suspendre la lecture, entrer dans l’image. Prendre cette mèche de cheveux blonds et la plaquer sur le front de la jeune fille en train de courir vers la sortie de la gare. Souffler sur la flamme de l’allumette que tient entre deux doigts ce marin fumeur et distrait par la jeune fille qui s’enfuit. Rassurer le père cherchant dans la foule son fils militaire et marin en permission alors qu’il se trouve juste là à quelques mètres sur sa gauche en train d’allumer sa cigarette et qu’il est aussi sur le point de se brûler le bout des doigts à cause d’une fille qui se précipite en courant vers la ville avec sa chevelure blonde qui vole comme des blés soufflés par un vent d’été. Arrêter le temps.
La gare de Rimiliari transpire la fin de journée, elle laisse échapper par ses grandes portes les passagers parvenus au terme de leur voyage. Les trains se vident et le flot inonde les quais. Le grand hall se remplit et recrache sur le parvis les hommes et les femmes qui s’évaporent dans la cité.
Reculer le regard comme le ferait une caméra, prendre de la hauteur et survoler la gare et les trains, distinguer comme une pelote de fils en désordre les voies ferrées qui convergent, voir les toits rouges des maisons se rétrécir et rejoindre la masse de la ville. Regarder le monde s’effondrer sur lui-même jusqu’à ce que tout disparaisse dans le minuscule et l’invisible. Les chapeaux et les robes tout d’abord, puis les gens eux-mêmes, les quais, les trains, la gare, les rues, la ville toute entière. Jusqu’à ce que l’image soit coupée en deux en son milieu par une limite nette et tremblante : les couleurs sombres de la terre des hommes en haut, le bleu éclatant de la mer des rêves au-dessous. Reculer encore le regard, planète, tête d’épingle, ciel sans fin. Respirer le vide.
Les gares et les ports sont des traits d’union entre les mondes. Parfois, ils sont même des points de bascule. Ce sont des lieux de passage d’une vie à une autre. Ce sont aussi des lieux uniques où les vies se croisent et tissent la matière des espoirs. Ou des rêves parfois même.
Tomber enfin. S’abandonner à l’extase de la chute, goûter à l’instant, sentir l’air essayer de le porter sans y parvenir. Fermer les yeux et voir défiler derrière ses paupières toutes les nuances de lumière dans un tourbillon enivrant. Puis ouvrir les bras, et les yeux. Écarter les mains, prendre appui sur le souffle et voler. Être un oiseau. Jouer du vent et de la pesanteur, s’amuser de la légèreté, rire de l’air. Appréhender le monde par le haut, regarder la vie ramper sous ses ailes. Se poser sur la branche d’un arbre au milieu de la ville. Sentir couler le sang des hommes.
Le flot humain s’échappe des portes de la gare de Rimiliari, s’engouffre dans les rues comme le sang inonde les vaisseaux et les artères, puis se disperse et se perd dans la chair de la ville.
Regarder. Regarder les hommes et les femmes marcher-courir, monter-descendre, parler-crier, penser-pleurer, tomber-mourir. Rire et rêver. Être cette plume qui se détache de son dos et se laisser emporter par les vents et par les souffles. Danser, virevolter. Atterrir sur le bitume froid, dur et sale. Se mêler à la poussière, devenir saleté, être emporté par un filet d’eau dans le caniveau, finir happé derrière une grille. Tomber encore.
Hippolyte n’écrira pas ce livre.
Caresser du bout du doigt l’espace blanc sous les mots imprimés sur la feuille de papier. Sentir le vide l’envahir et le désir le quitter. Fermer les yeux, encore une fois. Une vieille plume flotte à la surface de la mer dansante. Se laisser envahir de soleil et de sel, subir le tangage des eaux. Devenir le jeu des vagues. Se rapprocher lentement du rivage, monter au sommet de la vague jusqu’à ce qu’elle casse et l’entraîne dans les remous et le chaos. Se laisser déposer par la vague mourante sur le sable d’une plage. Et attendre.
quel beau rythme (et parmi tous les plaisirs de lecture je salue la petite mèche et l’envol)
Merci Brigitte. Je me souviens d’une lointaine citation (apprise quand j’étais étudiant, début 80’s) de Gaston Bachelard qui disait (en substance) que l’air est la matière de nos libertés car elle nous libère des rêveries substantielles et digestives (j’ignore pour quelle raison je parviens à m’en souvenir). Ton commentaire me rappelle que j’aime l’air.
Quel plaisir de se laisser voler, et surtout pour la vue d’en haut, merci
Merci Raymonde. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai évoqué ce plaisir de voler au moment de parler d’images.
j’adore (fait penser à ce « ils sont plus de deux mille et je ne vois qu’eux deux » Jacques Brel – qui pointe vers l’Orly de Bécaud etc etc etc…)
La référence me parle aussi. Merci Piero pour ton passage.
Magnifique invitation au rêve (et à l’observation en même temps)… (Ne pas écrire ce livre ? ce serait vraiment dommage)
Écrire ou pas ce livre, c’est un peu l’enjeu du mien, de livre (en cours). Dit comme ça, c’est un peu compliqué… Merci Muriel.
je te rejoins dans ta façon d’aborder cette page que je découvre alors que je termine tout juste mon texte
arrêter le temps, s’évaporer, entrer dans l’image, attendre
on fait tout cela avec toi…
Je me rends compte qu’il y a beaucoup d’attentes dans ce que j’écris. Peut-être une difficulté à m’élancer… Merci pour ton passage, Françoise.
Mais c’est magnifique Jean Luc, poignant et quelles images. Ton univers des trains se dessine de plus en plus et cette plongée en hauteur est grandiose. Merci beaucoup.
Merci Clarence. C’est vrai que ça se dessine. Mille excuses de ne pouvoir être présent le samedi matin et parler de ton manuscrit qui, j’en suis sûr, se dessine tout autant.