Nando joue avec son jumeau devant la maison. Ils ont sept ans, c’est l’été, tout est possible. S’échapper de la poussière et des stries de chaleur, affronter les ombres, tout est possible. Être un chien, un cheval, un roi, un soldat, tout est possible. Deux fois. A sept ans, nés de la même poche, les frères s’inventent des mondes en double, des rôles inversés. Les points cardinaux s’explorent par chemins contraires. Les enfants se croisent, se toisent, s’affrontent ou se protègent. Un soir, ils sont ennemis, un matin, ils partagent le même trône.
Aujourd’hui, ils partent à l’Est gravir l’Etna. Armés de pioches, ils iront à l’assaut de la Terre Noire. Parait que des créatures gardent les rives du cratère et qu’elles crachent du feu. Pffff. Les frères téméraires sont pourvus d’un pouvoir magique : ils pissent de l’eau comme les vaches. Leur jet est plus puissant qu’un torrent en crue. Ils ne craignent ni la lave ni le magma. Ils nagent dans la cendre encore chaude en riant. Mais la route est longue avant la conquête du volcan. L’atlas ouvert sur le sol, ils déchiffrent les contrées à parcourir : Mazzarino, Piazza Armerina, Aidone … Oh la la, on en a pour des heures à pied. Et si on y allait à vélo ? Et si on faisait du stop ? Le courage en bandoulière, ils vont d’abord se rassasier chez la mamma : un bout de pain, un morceau de fromage, beurk Nando rechigne, il préfère les figues. Ils se racontent l’aventure car ils sont déjà revenus. Ils piaillent une langue inconnue, mi-sicilien, mi-dragonien. Et tu te souviens quand j’ai fait pipi sur le serpent géant ?
Aujourd’hui, le Sud sera leur. Ils entendent des miettes de Malte à la radio sans rien comprendre à cette fameuse « couronne ». C’est qui, « Référendum », le roi d’Angleterre ? Ma no, ils ont une reine les Anglais. Alors, c’est peut-être le monstre qui garde le palais. Ou un volcan. Malte parait que c’est une île aussi, comme la Sicile. Ils tracent dans la poussière les lignes de leur trajet, les plans de leurs bateaux. Il iront chasser les lions et déterreront les trésors au pied du Référendum en éruption. Andiamo, ils s’échappent de Riesi, grimpent au sommet de la colline voisine naturalisée maltaise. Ils combattent les insulaires, séduisent leurs femmes d’un simple regard, se cachent dans les grottes, mènent des assauts nocturnes, égorgent les résistants, bouffent à leur table et finissent portés aux nues à bout de bras. Ils sont rois d’un monde nouveau, en une heure d’évasion buissonnière.
Aujourd’hui, c’est le hasard qui décide. On tourne l’atlas, on ferme les yeux, moi, non moi, mon doigt, ton doigt, plouf dans la mer. On sera explorateur des profondeurs. Sous-marin, scaphandre, tuba, Nando plonge, son jumeau dans la main. Ils nagent sur les murs, flottent sous les tables, émergent des tapis, retiennent leur respiration, dansent entre les requins, explorent les abysses de Riesi. Naufrage, tempête, noyade, les frères s’accrochent à une branche et brassent jusqu’à la rive d’un autre continent où les chameaux s’abreuvent. Un dialecte incompréhensible, des silhouettes voilées, des perles sous les pieds, de l’or dans les rues, les deux marins sont riches de leur escapade. Mais une balle vient s’échouer à leurs pieds. Tunis s’évapore et le foot reprend ses droits. Finie l’aventure, le goal émerge entre deux arbres. Frrratch fait le drible dans la poussière. Un genou par terre, l’autre jambe tendue, le ballon passe la ligne, deux poings vers le ciel et déjà c’est reparti. La sueur colle les cheveux aux nuques, il fait soif, les jumeaux reviennent la langue pendante et glougloutent longuement leur verre d’eau. Encore. Encore.
Serrés dans leur lit, les doigts entremêlés, ils se racontent demain pour couvrir les sanglots de la mamma. T’as vu, elle pleure. Demain, on ira dans le Nord, tu sais, là où il est papa. Papa, il creuse la terre pour avoir des sous. Moi, j’aimerais bien voir papa tous les jours. Je suis sûr qu’il serait fier de mon but de tout à l’heure. Papa, il nous prendrait un sur chaque cuisse et nous ferait sauter comme quand on était petit, un sur chaque épaule, un sur chaque pied main dans la main et hop, on irait sur la place pour voir passer la Sainte Vierge. Mamma, elle pleure encore. Elle aussi, elle a envie de voir papa tous les jours, fare l’amore tutta la notte. Oh beurk, tais-toi. Baci baci. Le Jumeau fait des petits bruits de bisous et des chatouilles. Nando rit, se fâche, boude, fait semblant de dormir. Le silence met un doigt sur leur bouche. Puis un souffle : demain, on ira dans la Belgique chercher papa et on le ramènera. On fera la surprise à la mamma. Elle se lèvera et papa il sera dans la cuisine en train de boire le café au lait. Demain, demain. Les frères s’endorment, le Borinage sous les yeux, hérissé de montagnes goulues, pourvoyeur de richesses, voleur de papa. Ils rêvent, avec au creux du cœur, une morsure inavouée.