Pour les photos, je fais attention. Ils sont tous devenus incroyablement chatouilleux sur le sujet. Pour les cours, je fais même signer une décharge en début d’année. Que personne ne vienne m’accuser d’utiliser la photo de son bambin. C’est fou, je ne prends plus aucune photo dans la rue tout simplement parce que j’ai peur. Même sur internet, je n’ose plus piquer aucune illustration, carte postale, gravure ancienne. Les robots sont à tes trousses, les robots te poursuivent et te trouvent. Hier, je récupère une gravure du siège de Lyon (c’est loin le siège de Lyon, 230 ans se sont écoulés depuis), mal reproduite (en miroir), mais en vente telle quelle. Je la prends, la remets d’aplomb et dors tranquille. Qui me dit qu’on ne me retrouvera pas ? Les tableaux exposés à l’envers et vendus quand même, c’est un grand classique.Les poursuites pour violation du droit d’auteur aussi.
Pour les archives, il faut que je le devienne, plus prudente.
Elle s’est plainte à la mairie que j’aurais écrit des choses fausses sur sa grand-mère, une veuve de guerre, mère de cinq enfants remariée à un de ces poilus qui rentraient, croix de guerre, mais bien amochés. Je l’appelle pour m’expliquer, j’ai déjà eu sa cousine qui m’avait appris que le poilu épousé s’était pendu 12 ans après son retour du front après avoir passé le reste de sa vie en beuveries. Des secrets de famille qu’on trouve on fouillant l’histoire et l’état civil, j’en connais, les enfants naturels, les enfants placés, les enfants de domestiques, les demi-frères ou demi-sœurs inconnus qu’on découvre au hasard de l’état civil ou des recensements, mais les pires sont ces mauvais remariages après la Grande Guerre. C’est la deuxième fois que ça m’arrive. Cent ans après, le drame est encore là, sans doute raconté des milliers de fois par la grand-mère aux enfants qui devenus parents l’ont raconté à leurs enfants. Épouse battue, enfants maltraités, appel à la gendarmerie, c’est sans doute tout cela l’histoire de sa grand-mère qui n’a laissé de traces nulle part. Elle veut que je supprime le patronyme honni que je n’avais cité que parce qu’il était le frère d’un mort pour la France inscrit au monument aux morts. L’alliance honteuse et funeste, la souffrance des enfants dans une famille mal recomposée, l’horreur continuée de la Première Guerre mondiale ne doit pas être dite cent ans après. J’aurais dû faire appel à un sensitivity reader ! J’aurais dû confier mon texte à Stéphane Audouin-Rouzeau qui en connaît un rayon sur la Grande Guerre, ses deuils et ce qu’elle a fait aux générations suivantes. Je lui parle longtemps, je lui explique mes sources et que c’est sa cousine et elle-même qui m’apprennent le tragique de ce remariage, que les archives ne m’avaient livré que le double deuil d’une mère de cinq enfants. Les archives ne disent rien des drames vécus. Elle s’adoucit, teste mes compétences en recherche, la solidité de mes sources, elle s’amollit devant mes réponses, passe à la Seconde Guerre mondiale, aux prisonniers de guerre (son père le fut) puis à l’Algérie, dérive, diverge, mélange, insinue la connaissance de secrets dont elle ne dira rien. Puis brutalement, revient sur sa souffrance, la honte et sur sa première demande de rayer le patronyme de l’infâme qui porta le malheur dans sa famille. Je l’assure que je vais le faire, mais que je conserverai le nom du frère MPF et inscrit au monument aux morts, auquel la loi promet même une sépulture intouchable ; ce beau-frère de la grand-mère dont elle n’a jamais entendu parler, dont elle doute de l’existence, tout élevée dans la mémoire de l’unique grand homme de la famille, le premier mari de la grand-mère, le père de ses enfants, le grand-père héros de la Grande Guerre. Je ne vais pas rayer le nom du frère surtout dans un texte qui prétend raconter qui étaient ces morts devenus anonymes, les faire revivre un peu « ceux qui ne sont plus que pour avoir péri » comme le disait Aragon.
J’ai caviardé mon texte comme les censeurs caviardaient les lettres des poilus qui se risquaient à trop parler des horreurs de la guerre. J’ai caviardé mon texte sans remords, je n’ai pas cédé à la censure, mais à la douleur. Et je m’interroge sur la mystérieuse circulation des textes et des images.
Il est bien fini, l’été.