« Personne d’autre que moi ne pourrait faire son portrait tant je l’ai épié de tous les côtés, par l’arrière par l’avant, souvent me cachant, parfois avançant vers lui tête inclinée pour qu’il ne voit pas mes yeux. Personne d’autre que moi ne l’a observé dans tous ses états, aviné assommé abattu au sol tant il avait bu, dans l’outrance et la colère. Je l’ai vu s’acharner sur les hommes qui n’avançaient pas assez vite en besogne, sur un arbre ou un cheval qui résistait ou un enfant qui pleurait, et les autres trouvaient le moyen d’en rire. Rien de comique là-dedans, bien étrange que la bêtise donne à glousser autant. Sans doute qu’on ne sait pas se comporter face à des personnages ignobles, on préfère botter en touche, éviter l’affrontement, être du bon côté. Une chose est sûre, personne d’autre que moi dans ce roman ne saurait décrire la face hideuse qu’il avait une fois possédé par le diable quand bien même je ne l’ai pas connu du temps de ses frasques d’avant ma naissance et s’acharnant contre ma mère. On pourrait croire que j’exagère car pas un seul pour s’alarmer, se dresser contre son autorité, s’opposer à son corps lourd vénéneux. La plupart le craignaient tel un fêlé, un barbare, tous des froussards, mes frères dans le lot. Ah ce visage qu’il avait, grimaçant rouge dilaté torturé, des yeux exorbités, pas d’autre façon de dire que de rugir, pas d’autre façon de faire que de violenter. Et sa façon de manger, d’ingurgiter la soupe. Personne d’autre que moi, non. Et toutes les choses que je vais taire par précaution, à quoi bon en rajouter à la gravité des faits, je supporte, je dis que je n’en sais rien, que je n’ai pas subi autant que ma mère, je ne veux rien dire de plus parce qu’on va dire que je déforme, que j’exagère, que je veux toujours accuser les hommes, et on me dépouillera, on me privera de mes droits, on m’arrachera les yeux rien que pour ça, et je me retrouverai encore plus seule avec mon fils pareil à une incarnation des abjections commises par la famille, je me retrouverai seule avec l’enfant mal-vivant et personne pour me tendre la main, les belles-sœurs à ricaner, ah ça elle l’aura bien cherché, préférable de ne pas en dire plus… » D’ailleurs sa bouche s’est refermée. Sur ses traits, l’amertume et puis plus rien.
Photographie, ©Françoise Renaud – campagne 2023
J’aime beaucoup. Je trouve ce texte très « théâtral » avec ses « personne d’autre que moi », ses interjections, ses phrases qui commencent par « Et… » J’aime le rythme et sa fin en silence. Merci.
merci à toi JLuc, merci, juste surprise au moment de déposer le texte par ton élan de retour juste dans la foulée…
toujours le souci pour moi de la continuité, de l’enrichissement de ce qui existe déjà, mais ça encombre la tête et diminue les possibles, mais je pourrais bien travailler ce texte en dehors du contexte juste pour qu’il résonne encore mieux dans ce rythme que tu évoques…
« On pourrait croire que j’exagère car pas un seul pour s’alarmer, se dresser contre son autorité, s’opposer à son corps lourd vénéneux. La plupart le craignaient tel un fêlé, un barbare, tous des froussards, ses frères dans le lot. »
La proie a bien plus d’antennes que le prédateur et elle enregistre tous les signes précurseurs du passage à l’acte ou de son ajournement. Observer un visage qui a perdu tout contrôle de ses pulsions peut être même fascinant si l’on n’est pas encore à découvert… Drôle d’apprentissage pour un enfant que de s’habituer à la laideur des sentiments. Le « personne d’autre que moi » est un déclencheur de réminiscences embusquées dans le non-dit. Il peut déboucher sur le « personne d’autre que nous »… Bonne continuation dans ton élan.
toutes ces choses que tu dis et auxquelles je n’ai pas du tout pensé bien sûr… et je n’ai pas su aborder l’idée d’excès, l’idée de grossir les traits à la Daumier ailleurs qu’en traitant cette figure de père
et tu as raison sur la fascination chez elle à observer depuis sa cachette
merci Marie Thérèse, pour ton encouragement à poursuivre…
Je reprends mes lectures. Bouleversée par ce texte pudique et fort et par ce lancinant personne d’autre que moi qui charpente ce texte, le fait résonner. On entend la singularité du « je » et la violence de ce qui n’est pas dit. C’est fort.
« Et puis plus rien » donne une telle force à ce qui précède. Merci Françoise
Si je ne me trompe pas, ton personnage commence à dire JE et c’est très fort !
comme il s’agissait d’une proposition de monologue, j’en ai profité pour lui ouvrir la parole
j’ai tout de même mis des guillemets… mais à voir comment tout ça s’agencera…
merci Muriel pour ton regard et ta grande attention…