Je suis assis sur la plage et je regarde la mer, et le soleil couchant, et l’horizon laiteux. Et le clapotis des vagues. Je suis assis et je regarde devant moi. Puis je fixe une vague. Je ne suis pas absorbé, je veux juste regarder une vague et je la regarde. Je n’ai pas d’état d’âme particulier, je ne suis pas dans la contemplation, je regarde seulement une vague bien précise. Je la vois naître au loin et, au fur et à mesure qu’elle se rapproche de moi, elle grandit. Elle change de forme, du blanc apparaît à son sommet jusqu’à ce qu’elle s’enroule sur elle-même. Puis elle se brise sur le rivage, elle s’évanouit et disparaît. La vague particulière que j’avais décidé de regarder n’est plus, elle a disparu, elle est morte. Comme si elle n’avait jamais existé. Je pourrais me dire que mon entreprise est maintenant terminée, j’ai vu la vague naître devant mes yeux, je l’ai suivie tout au long de sa courte vie qu’elle a passée à se rapprocher de moi et elle s’est écroulée à bout de course avant de me rejoindre et de disparaître. Je pourrais me dire que j’en ai fini avec ça, je pourrais me lever et quitter cette plage. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas parce que quand je regarde la mer devant moi, je vois d’autres vagues. Ce sont forcément d’autres vagues même si elles ressemblent à s’y méprendre à ma première vague. Elles naissent au même endroit que ma vague, elles courent vers moi avec le même entrain et s’effondrent avant de disparaître là-même sur le rivage où feu ma vague nous a quittés. Je me demande pourquoi toutes les vagues ont besoin d’imiter si parfaitement ma vague. Sont elles à ce point dépourvues de personnalité et de dignité pour ne pas choisir une autre vie et une autre mort ? Ces questions sont ridicules, je le sais bien, mais le seul fait de regarder la mer m’oblige à observer les vagues devant moi et à chercher ma première vague. Après l’avoir vu s’écrouler, j’aurais dû fermer les yeux ou détourner la tête, me lever et partir sans me retourner. J’aurais dû faire ça mais je ne me doutais pas que d’autres vagues allaient vouloir se faire passer pour ma vague. Le temps que je me pose ces questions, je me rends compte que ces imitations de ma vague originelle ne sont pas si parfaites. Je me rends compte que la lumière ne se reflète plus exactement de la même façon. C’est peut-être parce que le soleil est un peu plus bas sur l’horizon qu’il y a quelques minutes, du temps de ma vague. Alors, sa couleur n’est pas exactement la même. Je me rends compte aussi que le panache blanc qu’elle arborait et que j’avais trouvé magnifique avant de la voir se briser sans que je ne puisse rien y faire, ce panache était un peu moins blanc, moins écumeux, moins magnifique. Je me rends compte que les vagues suivantes, à présent, ne meurent pas exactement au même endroit. Un peu plus à gauche, là-bas, vers la jetée. Un homme passe devant moi en portant une glacière à bout de bras et un paquet de serviettes en boule dans l’autre main. Sa femme porte un parasol à deux mains et deux enfants les suivent qui peinent à porter les chaussures de toute la famille. Ils passent devant moi et je vois le sable que chacun de leurs pas soulève avant de retomber. Ils marchent sur la plage, ils la quittent sans aucun doute. Ils paraissent fatigués. Je me dis que ma vague ne le a pas connus. Ma vague les a peut-être aperçus quand ils étaient assis de l’autre côté de la plage, bien sagement, les uns à dormir, les autres à jouer à faire un château, mais elle ne les pas connus en train de marcher, fatigués, pour rentrer chez eux. Je regarde l’homme qui marche devant et je vois qu’à chacun de ses pas, il laisse derrière lui un petit trou et une petite dune de sable. On dirait que la surface de la plage ne change pas mais forcément elle change de manière imperceptible. Chaque fois qu’un de ses pieds se pose sur le sol, il détruit une petite dune et un petit trou de sable, et chaque fois que son pied quitte le sol, il en créé d’autres. Et pareil pour sa femme et ses enfants. Tant et si bien que la surface de la plage a été complètement modifiée par leur passage. Je me dis que du temps de ma vague, la plage était différente. Elle ressemblait à s’y méprendre à celle que j’ai maintenant devant les yeux, mais elle était quand même différente. Les vagues aussi sont différentes. Bientôt il ne restera rien de ma vague si ce n’est un souvenir imparfait qui ne prendra pas en compte l’exacte couleur de l’eau, l’exacte quantité de lumière s’y reflétant, l’exact dessin des petites dunes et des petits trous de sable sur la surface de la plage. Et ça me met en colère. Ça me met en colère parce que personne d’autre que moi n’a prêté attention à cette vague. Ça me met en colère parce qu’il existe des milliards de vagues sur la planète qui, à chaque instant, naissent, vivent et meurent sans que personne ne s’en rende compte. Alors je me lève et je crie. Je crie aux gens d’arrêter de détruire la plage, je leur crie de penser au vagues qu’ils n’ont même pas vues naître, vivre et mourir devant leurs yeux. L’homme me regarde avec ses yeux fatigués et j’entends un vague « imbécile » sortir de sa bouche. Il continue de marcher comme si de rien n’était. Alors, je regarde de nouveau la mer mais je ne vois plus les vagues. Il fait nuit à présent, je ne vois qu’une masse sombre s’étendre devant moi à perte de vue. Je ramasse mon sac et décide, moi aussi, de quitter cette plage.
Lentement, le souvenir de ma vague s’estompe.
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