Je sortais aussitôt de la fac. Les bottes pleines de ma colère. Pressé de m’éloigner. Pestant contre tout. Plein d’envies d’apocalypses. Il y a quelque chose qui n’allait plus quelque chose qui m’empêchait de fonctionner de tourner rond j’étais cassé quelque part. Parfois j’allais dans la pâtisserie à côté me gaver. Viennoiseries, gâteaux. Des quiches lorraines. Des sandwiches. Parfois une salade, pour me sentir moins coupable. J’ai dû gagner vingt ou trente kilogrammes en quelques mois comme ça. J’ai dépensé des fortunes dans cette pâtisserie. Ou je me rabattais sur le distributeur à friandises ou à boissons le plus proche de la salle où on avait cours que je privilégiais pendant les courtes pauses qu’on nous accordait parfois en priant pour qu’il n’y ait pas trop de monde devant. Est-ce que je saurai finir mon mémoire ? Avais-je les épaules suffisamment solides ? Je n’avais pas lu grand-chose cette année. Je stagnais. Orgueil mal placé. Paranoïa. Dépression dirigée. Diagnostiques sans appel. On en trouvait beaucoup des psychologues chez les professeurs de lettres. M’ouvrant sur mon besoin de partir on m’avait opposé que c’était à mettre sur le compte d’une morosité passagère ma tendance à voir le mal partout qu’il fallait prendre du recul je n’y perdrai rien. Je ne prétends pas non plus être le plus équilibré. J’ai un problème de gestion des émotions. Parfois la joie éclate elle explose et on est impuissant à la calmer. Puis sans transition la tristesse submerge tout. Et il y a la colère. Pour des trucs cons. Comme ce jour où je m’étais offensé parce que mon professeur de clavecin avait dit du bien de mon paternel qu’il appréciait à un moment où mes parents divorçaient pour moi c’était inacceptable. On me fit remarquer qu’il était peu rationnel de lui en vouloir alors qu’il ne savait rien du divorce. Ce sont des souvenirs qui reviennent parfois qui font que j’ai toujours honte. Je me réfugiais dans la pâtisserie à côté de la fac. J’aimais écouter la gérante parler. Sa voix chantait. Son rire chassait les nuages. Elle avait une parole pour chaque client. La musique de sa voix je l’entends encore. Ce qui me fascinait chez elle c’était sa force ce truc que je n’avais pas une confiance en ses capacités elle s’assumait du moins en apparence. Parfois on discutait. Moi, je lui parlais de littérature. Elle, elle me parlait de peinture. Elle peignait. Sans prétention. Juste pour elle. C’était un passe-temps sans plus. Son truc c’était l’art abstrait elle en parlait avec tellement de conviction qu’avec elle le plaisir de l’abstraction en peinture devenait compréhensible. Est-ce qu’en partant, en tournant les talons, je ne montrais pas que j’étais un faible ? Est-ce que je ne leur donnais pas raison ? Surtout que j’avais de plus en plus tendance à abandonner. Vous faites de l’orgueil mal placé. Vous souffrez de dépression et cette dépression vous la dirigez contre les autres. C’est ce qui se disait. Ils n’avaient peut-être pas tort. Je débloquais c’était certain. Je sortais de la fac. J’avais les bottes pleines d’indécision. Dans mon wagon il y avait une de mes enseignantes. Elle prenait le même train que moi. On s’asseyait face à face. Je parlais. Je me vidais de toute ma parole. Je crachais mes pensées comme elles venaient. Dégoulinantes de sang. Elle me souriait. Un sourire intense. Je parlais. Pour me justifier. Pour trouver du sens à mes doutes, mes réticences. Montrer que je n’étais pas si mauvais. Que j’avais seulement des réticences, des doutes. Qu’il n’y avait chez moi aucune méchanceté. Elle me souriait. Un sourire crispé. Qu’en dépit de mes doutes, de mes réticences, j’étais un bon bougre. Elle me souriait. Son sourire était aiguisé. Et plus je parlais plus j’avais peur de perdre la parole le sentiment de me mettre en danger. Je butais sur les mots. Je les cherchais. Ma voix déraillait. Ecrasé par cette peur. La peur de me trahir. Montrer qui je suis. Un mec colérique. Pour pas grand-chose. Capricieux. Hurler soudainement. Donner un coup de boule à un passager. Un coup de pied à un enfant. Lui casser des dents. Lui arracher les cheveux. Les yeux. Elle me souriait. Ils verront tôt ou tard ils prendront peur peut-être l’ont-ils déjà vu à quel point tu es laid. Ils te blâmeront. Ils te fuiront. Que pensait-on vraiment de moi ? Qu’est-ce qu’il y avait dans leur tête ? Je cherchais un sujet de discussion. Pour meubler le silence. Ne pas laisser le silence s’installer. Faire du bruit. Continuer à exister. Tuer le silence. Je sortais de la fac les bottes pleines de mes frustrations de mes questionnements. J’étais en retard sur mes lectures. C’était un mémoire de recherche sur deux ans. Le sujet me plaisait. J’étais allé en master avec un projet précis. Je savais où j’allais. Or à un moment j’avais fini par ne plus y arriver. Lire me pesait. Surtout les ouvrages critiques. Je piétinais. Je préférais flâner. Manger des gâteaux. Parler avec la gérante de la pâtisserie. M’indigner sur les réseaux sociaux. Elle prend la bouteille de boisson sucrée sans me demander mon autorisation regarde l’étiquette la scanne avec une application qu’elle avait installé sur son smartphone exprime son opinion. Tu te rends compte que c’est rempli de sucre ? J’ai cherché à me justifier. Les arguments me manquaient. Je ne pouvais pas nier que j’avais pris beaucoup de poids. Mon double menton avait gagné en volume. Il se montrait, sans honte, presque avec orgueil, avec panache. Je ressemblais de plus en plus à cet oncle en surpoids dont on se moquait quand j’étais petiot ma cousine et moi. J’étais pour beaucoup professeurs étudiants agents d’entretien secrétaires ce monstre effrayant farfelu plein de bruit qui cause avec les uns les autres dont la présence n’est pas désirée un bon pote pour les plus tolérants mais pour tous les autres un indésirable qui s’accroche à vos bottes gâche votre paix intérieure vous impose sa présence sa voix cassée sa négativité ses désespérants calembours. J’aimais échanger. Le contact humain. Peut-être que je croyais trop en moi. Peut-être que je me prenais trop au sérieux. Quand je parlais ça se tapait la tête contre la table. Il y a cet enseignant. Docteur en philosophie qui se présentait parfois comme historien ou linguiste. Le stéréotype du vieux professeur parisien ridicule dans son sérieux ses indignations ses a priori. Un touche à tout qui savait tout sauf transmettre le savoir. Il vous faisait des cours pleins de digressions sans jamais s’inquiéter d’être compréhensible. On craignait de le contredire. Y compris ses collègues. Il fallait toujours l’approuver. Quand il crachait sa colère devant toute une classe parce que des choses fausses avaient été écrites dans des copies, reprochant aux étudiants abasourdis de s’être appuyé sur le dossier critique qu’on trouve dans l’édition de telle œuvre philosophique qu’il avait imposé de se procurer, dossier critique dont il avait fait l’éloge en début de semestre expliquant que si la traduction est mauvaise on ne peut pas passer à côté d’un aussi bon travail, il fallait l’accepter sans discuter. C’est qu’il avait de l’autorité. De l’ancienneté. Une certaine réputation. Du poids. Une fois il avait écrit des fuck sur la copie d’une étudiante. C’est passé crème. Il savait bien qu’il n’y avait aucun risque. Un véritable tyran. Mais au moins, il était sensible à la cause féministe, ce qui le rendait sympathique. Je lui avais posé une question à la fin d’un cours. J’ai dû lutter pendant une bonne trentaine de minutes contre sa logorrhée et pas de possibilité d’en placer une. Logorrhée celle des ouvrages critiques aussi qu’il fallait lire pour ce mémoire de recherche préparé en deux ans qui n’avançait pas et qui ne trouvait pas de nouvelle directrice de mémoire. La précédente avec qui je m’entendais bien avait dû prendre sa retraite pour des raisons de santé. Celle qui la remplaçait qui devait se charger de mon travail avait dans un premier temps rechigné à le faire. S’était-il dit des choses sur moi dans le secret de leurs conversations ? On essaya de me rassurer. Pas d’inquiétudes à avoir. Sûrement un problème d’organisation. Elle est ouverte d’esprit, disaient ses collègues. Vous avez de la chance, une spécialiste de la science-fiction et du numérique, vous allez vous plaire. Toujours meubler le silence. Les pauses sont interdites. Parler. Dire tout ce qu’on a à dire les milliers de choses qui nous pèsent ce qu’on croit. Dehors paysages. A travers la vitre la mer. La plage où je courais où je hurlais où je dansais. Ca défile. Défile l’immeuble de mes grands-parents mon ancien collège le jardin avec la cabane en bois. Je retrouve de vieilles odeurs des sensations perdues un arrière-goût de quelque chose de désagréable. Je m’impatiente. Ca parle autour de moi. Du bruit du bruit du bruit. Je dois me concentrer. Rassembler mes idées. Mais ça parle partout tout le temps. Je cherche mes mots. Elle me sourit sourire de masque je bute sur un mot elle me regarde fixement avec un sourire figé que cache ce sourire je me le demande pourquoi sourire qu’est-ce qu’il y a dans sa tête qu’est-ce qu’elle se dit je ne le saurai jamais. Je tente encore. Les mots me manquent. Ma parole se défait. Les autres passagers autour de moi je leur trouve des têtes de cons. Une voix dans ma tête émet des jugements teintés de mépris social. J’essaie de la faire taire, honteux. En vain. Je sentais bien qu’elle était réticente à diriger mon travail. Que quelque chose avait dû se dire. Je le sentais à son irritation quand je prenais la parole. Je le sentais à son refus de considérer mon travail d’ouvrir le fichier dans le titre du fichier mon nom et mon prénom manquaient. Je l’avais senti à sa colère quand alors que je levais le doigt elle m’ignora toute la séance pour un retard de trois minutes. Quand une autre fois parce que j’avais mal répondu à une question elle hurla un non ce n’est pas ça qui fit sursauter les autres étudiants. Je suis parti. Avec l’envie de disparaitre. Le regret d’exister. Les bottes pleines d’idées noires. Suffoquant sous le bazar de mes pensées. Il faut que ça se finisse. On a essayé de me convaincre que j’avais tort. Que c’était du suicide. Il te reste quoi ? Quatre mois ? Cinq ? Dans une vie ce n’est rien. Une heure c’était déjà beaucoup. Cinq mois c’était plus long que toute une éternité. Ca devait se finir. Je laissais maintenant rouler mes pensées.
Quel monologue Jad ! Le contenu ne peut que toucher , il est conjugué au passé mais à la lecture, je sens que ce passé est omniprésent et qu’il t’empêche de tourner la page. Dès tes premières apparitions , même celles encore timides des débuts dans les zooms, j’ai senti que tu avais des choses importantes à dire, non sur ta vie réelle intime, mais sur la place de l’écriture dans tes outils d’évolution personnelle « sociale » comme tu dis. Ta sincérité et ta spontanéité sont de grandes qualités humaines, mais elles ne suffisent pas encore à ouvrir suffisamment le champ de tes ambitions dans des conditions plus « vivables ». Au dernier zoom tu as demandé du boulot et peut-être aussi à sortir de ta piaule où tu te sens étiolé et désemparé. Bien sûr ce n’était pas le bon endroit pour en parler, et tu le savais. Si j’avais envie de rire, je te dirais de faire d’abord un CAP de pâtisserie pour te dégoûter du sucre -poison qui te pompe ton énergie et ne remplit que le vide de ton angoisse. Tu n’es pas le seul à avoir ce genre de réaction défensive quand tout va mal. Je te suggèrerais volonters de consulter un diététicien pour savoir comment ça se passe dans ton corps et comment sortir de ta centrifugeuse mentale avec une écoute psy sérieuse. « Plein tes bottes » ! Cela, on l’aura bien compris, et ce n’est pas de la fiction, même si tu fais le clown pour détendre l’atmosphère. Tu es parfaitement au fait de ta situation et tu as toutes les clés pour rouvrir les portes de l’avenir. Tu peux écrire au présent désormais et changer de cap avec ta facilité d’écriture.J’ai confiance. Ce n’est pas le savoir qui compte , c’est ce qu’on en fait. C’est du travail sur soi (avoir le courage et l’humilité de se faire aider, c’est une opportunité de comprendre que le corps raconte tout à notre insu et qu’il veut qu’on l’entende ( je parle en connaissance de cause et par expérience professionnelle). Ta fuite a été la seule solution de l’époque. C’est ce que j’entends et que je comprends. Peut-être faut-il diminuer la proportion de ce que tu attends des autres, de tes proches et des professeurs en particulier qui sont des figures paternelles indéniables. Relis la lettre au père de Kafka si c’est possible, règle tes comptes avec la vie, ne la gaspille pas, reprends le chemin de la fac en changeant de direction s’il le faut. Ne reste pas seul avec ton chat , ou alors offrez-vous des bottes de sept lieues. Tu es un type intéressant et perfectible comme la plupart d’entre les autres. J’aimerais lire un épilogue à toutes tes ruminations et l’annonce d’un nouveau départ, grâce à l’écriture , mais pas que… Tu vois, je t’écris cash et publiquement -( même si c’est privé).
Merci pour ce message très touchant. Tu as cerné ce texte. En fait, aujourd’hui, ça va un peu mieux. Je sors davantage, je revois des gens, et quand j’écris ça, c’est aussi parce que je sais que beaucoup de monde vit la même chose. J’écris ça pour que d’autres comprennent, et c’est tellement facile d’en parler au moyen de la littérature. Non faire passer un message. Juste faire comprendre ce qu’il y a dans ma tête et dans la tête de tant de monde.
Je suis très en accord avec ce que tu exprimes sur la médiation littéraire pour élargir la vision sur l’aventure de devenir soi en mieux au milieu des autres. Les témoignages partagés sont des appuis , à la fois pour la réflexion individuelle mais aussi pour la prise en compte collective des enjeux d’inclusion des individus. A chaque étape de la vie la problématique est différente, mais elle a toujours le même dénominateur commun : éviter la douleur et ce que Cynthia Fleury renomme l’indignité. Le confinement a révélé bien des détresses et personne ne peut désormais se croire préservé.e de moments critiques allant jusqu’à la dépersonnalisation et le burn-out, voire la décompensation psychotique pour les plus vulnérables . Tu as surtout décrit un enchaînement de circonstances qui a influencé ta vision de toi et des autres. Le fait de pouvoir nommer et analyser les faits le plus lucidement possible t’a fait franchir la barrière de l’impudeur et bien sûr cela indique à d’autres que c’est possible et que ce n’est pas tabou. Je te suggère pour finir, la lecture d’un livre de Régine Detambel chez Acte Sud qui vient de sortir , un peu noyé dans cette rentrée encombrée. Le titre c’est LIRE POUR RELIER. Tu y trouveras peut-être un prolongement à ta réflexion. Il n’est pas certain que tu aies envie de faire de ta vie celle d’un personnage. Mais ce que tu as écrit dans ce cycle, est un préambule. Je te souhaite une bonne fin de journée. https://www.actes-sud.fr/catalogue/essais/lire-pour-relier