Tu t’es plantée longtemps devant ce portrait que tu trouvais imposant, écrasant même. Tu as à peine connu cet homme. Il était confisqué par sa nouvelle femme et n’osait s’opposer à ses caprices de jalousie. Un paradoxe vu sa carrure à lui. Tu n’as jamais compris ce qui se tramait entre elle et ses enfants à lui, trois garçons dont les deux premiers n’ont jamais encaissé cette union trop précoce après la mort maternelle survenue en Avril 38. Tu venais de retrouver des lunettes encore solides dans une vieille boîte poussiéreuse au sous-sol. Ton père et son frère avaient fait le dernier déménagement du Mont Joli, dont tu découvres sur le bristol commercial qu’il s’orthographie avec un Y à la fin. Pour les lunettes, tu as tout de suite fait le rapprochement avec la photo. L’indice en plus étant l’écartement anormal des branches. Tu as essayé de lire avec., étrange sensation d’entrer dans le corps d’un autre. Ce n’étaient pas des lunettes à fort grossissement. Tu aurais pu les utiliser dix ans plus tôt. Tu t’es assise… longtemps méditative et émue, puis tu as attrapé la pile de lettres trouvées dans les archives paternelles. Un voyage inédit dans le temps. Les lettres conservées montrent leur importance dans l’esprit de la dernière survivante. Leur mélange avec des lettres filiales paraît incongru. Un fils à la guerre, l’aîné expatrié pendant trois ans et demi, l’autorité paternelle est implacable mais bienveillante.Les conseils sont avisés et précis. Avec la nouvelle femme, la cour est assidûe, « en tout bien tout honneur ». Les mots sont pesés mais la ferveur et la tendresse filtrent. Les rendez-vous d’amour à l’hôtel sont espérés et programmés. Il écrit à celle qu’il appelle sa « Cécelle » et la presse de répondre à son désir. Il n’hésite pas à imaginer qu’elle puisse devenir la nouvelle maman de ses trois garçons, c’est compter trop vite sur un miracle. Ils sont tous partis en pension après l’été en orphelinat, dès les premières semaines, leur unique tante paternelle n’a pu dépanner que quelques jours, elle aussi travaillait à la poste,non à celle de Châteauneuf où la fratrie vivait dans le logement de fonction maternel lié à son poste de receveuse. La Tante A., mère célibataire au caractère très original, vivait à Damerey avec son fils, dans un minuscule appartement. Les gosses ont connu des années de séparation difficile d’avec le père immobilisé dès 40 par l’occupation allemande. Son activité de marchand de vin a connu de gros aléas et son niveau de vie s’est brutalement écroulé. Les restrictions de la guerre ont rendu l’amertume encore plus grande. Seule la nouvelle femme a profité de la disponibilité involontaire pour se l’approprier définitivement. Les maisons du bonheur familial étaient devenues des antres de tristesse et de récrimination. Qu’en a pensé cet homme dont tu contemples le visage au sourire un peu moqueur ? Cet homme est une énigme pour toi et une légende aussi. Il t’a parlé, c’est sûr, comme il a dû parler à tes frères et soeur. Tu te souviens de la leçon du cure-dent dans la cuisine. C’était la première fois que tu en voyais un. Il t’a expliqué à quoi cela servait , lui qui avait fréquenté si souvent les restaurants à bonne chère et l’avait payé par un Diabète de Type II ! C’etait un homme courtois et plein de malice, sans doute un peu porté sur la gaudriole, »en tout bien tout honneur », il aimait la chanson de l’époque « Viens Poupoule ». Il avait dû avoir des maîtresses ou tout au moins volontiers compté fleurette aux femmes de rencontre. Séducteur ou prédateur, je préfère la première option. On a toujours soupçonné qu’il connaissait sa « Celle » avant la mort de T si malade… Il avait quitté la Poste pour devenir voyageur de commerce dans la lingerie de dentelles féminines,il a vendu des soutiens-gorges et des gaines… Un homme de charme donc et très volontaire en affaires. Un gendre pas très sympathique qui avait du mal à combler l’écart social entre sa lignée d’hommes bourgeois et celle de la mère de ses enfants d’origine vigneronne. C’est la raison pour laquelle il avait voulu acheter des vignes et s’improviser gérant de domaine viticole.La guerre l’a immobilisé au Mont Joly et lui a donné le temps d’écrire des lettres.
Lui et T sa première épouse, avaient en commun le goût des belles choses et des voyages. Ils ont même acheté une caravane, avant la guerre, pour passer des vacances mémorables à Sanary sur Mer. Quelques photos surexposées et déjà les stigmates de l’hyperthyroïdie maternelle sont visibles sur son cou déformé et sa maigreur affolante…Mais il y a aussi toutes les cartes postales qu’il lui avait envoyées auparavant , à chacun de ses déplacements lointains, depuis tous les coins de la France. Il aimait le commandement et ne concevait pas que l’on ne veuille pas réussir à grimper par le travail en vue d’obtenir les gratifications substantielles de la reconnaissance sociale. Il a fortement encouragé son fils militaire à revenir de la guerre avec des galons. Celui-ci a été longtemps commandant puis transformé colonel en fin de carrière. Il est devenu l’une des chevilles ouvrières parisiennes de la Revue Historique des Armées pour laquelle il était intarissable. Jusqu’à la fin de sa vie, il a fréquenté les salons dorés des mess d’officier. Véritable famille de substitution.
Devant ce portrait de grand-père paternel, tu convoques le moindre de tes souvenirs visuels et de récits familiaux. Et tu revois les veilles bagnoles au fond du cuvage. Les toiles d’araignées et la poussière les ont fait disparaître mais leur forme ancienne ne manque pas de panache. On vous dit qu’elles vont être vendues. Vous êtes petits, cette maison vous fascine, mais vous préférez vous y amuser, plutôt dehors , loin de la sinistrose, au beau milieu des pêchers de vigne, plutôt que de poser des questions gênantes pour les grands. Construction de cabane avec tuyau de poêle et vrai feu pour faire cuire la soupe aux poireaux de jardin à l’abandon… Plainte outrée de la fausse grand-mère ! Elle a tout fait détruire après notre départ et a interdit de recommencer. Le grand-père n’est plus là pour plaider notre cause, nous étions sa distraction, peut-être une bouffée d’oxygène dans sa vie conjugale sédentarisée. L’intérieur de la maison est glauque avec ses ombres et ses ampoules à basse luminosité. Frissons dans la traversée du couloir et dans la chambre où le grand-père est mort… Le frangin qui insiste et qui raconte à satiété qu’il l’a vu gisant sur le lit et que nous, non ! Tu étais trop jeune pour assister aux obsèques mais les visites estivales au Mont Joly vont devenir plus fréquentes. La maison entière est maintenant en deuil et les fils se permettent désormais d’y venir pour réclamer leur part. Ils sont plus ou moins délicats et d’âpres luttes s’engagent pour l’accès aux archives. Nous comprenons que la maison est sous séquestre par une femme éplorée et toujours aussi rivale. Elle garde l’usufruit et la pension de réversion maritale.Nous la fréquentons sans l’aimer et notre mère sera mise à contribution pour s’occuper d’elle jusqu’au bout dans sa maison de retraite villageoise les deux dernières années. Elle mourra seule, un été. Notre mère est indisponible car hospitalisée pour de graves problèmes de santé. Frère aîné se retrouve en première ligne et organise les obsèques de cette femme difficile et sans doute malheureuse…
Devant le portrait et les lunettes, tu repenses à la lettre que tu as lue. Elle date de 1939, Louis annonce à son fils qu’il veut acheter une 6H8 Licorne pour voyager, et il en est très fier… Cette découverte te fait sourire. Tu aurais bien aimé monter dans une 6H8 Licorne conduite par ton grand-père paternel. « En tout bien, tout honneur ». Mais la vie ne fait pas ce qu’on veut… Ne reste qu’internet pour visualiser la merveille.
La Licorne Rivoli est une belle automobile à propulsion, 4 portes, 4 places, plutôt bourgeoise.
Le constructeur peine désormais à trouver des ressources financières suffisantes pour innover et doit se tourner vers l’extérieur. La Rivoli correspond donc en réalité à plusieurs modèles nés de la combinaison d’éléments issus de la Citroën Traction et d’éléments Licorne.
un trajet dans une histoire entre lunettes et bagnoles qui file, coule naturellement, sans trop remâcher comme le bonhomme dans le fauteuil
Merci Brigitte de mentionner qu’il s’agit bien d’une histoire dont la nature non fictive oblige à proposer une certaine roue libre. Et bien sûr, il ne s’agit pas du même bonhomme que ce taciturne facétieux et belliqueux embusqué du fauteuil à oreilles de Thomas Bernhard. Les personnages ont besoin d’indépendance et aussi d’authenticité.