Tout ce qui se trame en ces terres aux étranges pierres dressées, tout ce qui se cache dans ces taillis impénétrables,—, je crois que ça me plaît et m’effraie à la fois —, et il me revient qu’en son étude de la commune de F., Maître A.V. m’avait dit le jour de mon installation : j’espère que vous aimerez le pays, moi qui débarquais avec mon histoire et ma solitude, n’avais pas trouvé d’écho approprié à son souhait, bien entendu j’ignorais que la chambre aux fenêtres ouvrant sur la pleine campagne et au plancher rustique en bois d’arbre allait devenir mon lieu de repli, lieu d’écriture, lieu de mystère et de remémoration, le jardin était trop glacial, on était en hiver, et puis j’allais à l’aveuglette, un genre d’état qui m’avait déjà investie à plusieurs reprises au fil de mon existence nomade, une conséquence de la déception et de l’insatisfaction, d’ailleurs j’erre toujours dans cette forêt sans trop savoir comment me débattre avec mes rêves et mes pensées contradictoires, cette fois prise dans une séparation, un besoin de faire le deuil avec mes différents passés, d’échapper à la société et aux rumeurs dérangeantes de la ville, mais voilà un point positif : la solitude me convient et il me plaît d’habiter cette demeure qui offre la possibilité de vivre éloigné des autres et de s’y égarer à la faveur de ses greniers et nombreuses dépendances. Dans les maisons que j’ai habitées j’ai toujours adopté un recoin pour en faire mon espace personnel, même rien qu’une table avec crayons et carnets, quelques images et cartes postales, courriers, livres aussi forcément, je me souviens de ce meublé dans un faubourg d’une ville méridionale où j’ai vécu longtemps, papiers peints et mobilier désuets dont un vieux club en cuir râpé qui tenait ce rôle et m’accueillait généreusement, accoudoirs assez larges pour y déposer des papiers et des magazines, ce sentiment de m’y sentir embrassée et à l’abri, de pouvoir y laisser défiler les aventures de ma vie en toute tranquillité — sans doute était-ce en ces années que s’était imposée la nécessité d’un endroit rien que pour moi avec siège à écrire et à se souvenir — et jamais je n’ai pu m’en séparer, le fauteuil club m’accompagnant dans chaque province où je demeurais, pourtant très encombrant et pas commode à déplacer, aussi dès les premières semaines de mon installation ici, il m’a fallu choisir une pièce parmi toutes les pièces de l’étage pour y disposer sommairement mes affaires, en prendre possession par le silence et la pensée ruminante, forcément y installer le fauteuil à l’assise passablement écrasée, et bien sûr je n’avais pas prévu que la maison me parlerait autant, bousculerait mes projets, me proposerait des personnages d’une nature aussi solitaire que la mienne qui occuperaient mon temps, m’entraîneraient à réfléchir à la puissance des émotions, à la naissance des histoires et au pouvoir de l’écriture. Tout ce que recèlent ces murs épais d’un mètre ou presque. Tout ce que raconte chacune de ces pierres justement taillées pour s’adapter les unes aux autres. Tout ce que murmurent les planchers. J’ai l’impression qu’ils me parlent à moi tout comme les oiseaux, les corbeaux qui criaillent davantage depuis que les herbages ont été coupés autour du domaine. Attentive je les épie depuis cette chambre devenue bureau, je repense au fauteuil de ma mère où s’empilaient quantité de coussins qu’elle brodait ou tapissait afin de rehausser le siège et faciliter son repos, tout cela passé derrière, j’épie aussi depuis le fauteuil ces populations d’animaux furtifs et invisibles qui logent tout près, vivant de rien, de miettes, de déchirures de papier ou d’isolant, adaptés à la vie minuscule, j’entends parfois leurs courses en arrière des cloisons ou le long des poutrelles qui constituent le bâtiment principal, le fauteuil dans la chambre-bureau devenu mon refuge alors que les émotions remplissent ma gorge à repenser à ma vieille mère et aux villes où j’ai habité, je m’en retourne irrémédiablement vers cette femme au doux profil qui m’est apparue dans la cuisine et qui lui ressemble peut-être dans ce qu’elle a de plus humain et de plus sensible, son désir façonné à l’inverse de la marche du monde où elle est née et sa destinée de pauvre petite mère dotée d’un fils, d’un seul, au corps mal fini mal développé, on ne sait pas trop ce qui s’est passé, ce qui le fait crier la nuit, le même genre de sort que celui de ma mère avec son enfant pas comme les autres qui lui a déchiré le cœur. L’installation dans le creux du vieux fauteuil et la solitude des bâtiments autour réveillent l’intérieur de ma chair qui respire murmure crie elle aussi dans la nuit parce que les chouettes hulottes me causent chaque soir et que les renardes rôdent en quête de poules et de lérots pour nourrir les petits, le monde roule ainsi, nécessités et sentiments imprégnés de toutes les couleurs répertories dans le moment du crépuscule.
Photographie, ©Françoise Renaud – cœur de tournesol, 11 septembre 2023
« un vieux club en cuir râpé qui tenait ce rôle et m’accueillait la nécessité d’un coin rien que pour moi avec siège à écrire et à se souvenir généreusement, accoudoirs assez larges pour y déposer des papiers et des magazines, ce sentiment de m’y sentir embrassée et à l’abri […] je repense au fauteuil de ma mère où s’empilaient quantité de coussins qu’elle brodait ou tapissait afin de rehausser le siège et faciliter son repos[…] L’installation dans le creux du vieux fauteuil et la solitude des bâtiments autour réveillent l’intérieur de ma chair qui respire murmure crie elle aussi dans la nuit « .
La fonction utérine du fauteuil dans ton texte est limpide et elle est belle et subtile à lire. L’écriture et ses phrases nouvelles sont comme des coussins brodés qui sont invités à réhausser l’assise du vieux fauteuil doudou. Au théâtre on utilise beaucoup le pouvoir évocateur des chaises et des fauteuils vides, c’est une source de création mémorielle féconde.
bien sûr je n’ai pas pensé à tout ça en écrivant, je voulais partir sur ce ressassement à la faveur d’un fauteuil large comme l’embrasure de bras… et tu as raison, ce pouvoir du fauteuil vide, sa fonction si nécessaire
merci d’être passée à peine avais-je fini d’écrire et je n’ai même pas relu…
Magnifique et bouleversant. J’aime tellement comment ton écriture tisse ensemble les matières, la présence de la nature, des animaux, les souvenirs, le récit qui se construit, les réflexions en cours de parcours, notamment sur la nécessité de l’espace personnel… Vraiment superbe !
je pensais à toi justement, on s’est perdues en cette fin d’été
oui mais te revoilà à la faveur de la chambre-bureau du narrateur alors que je tente de continuer à pétrir ces matières affleurées au cours du cycle
tu me rassures aussi sur ce flot que je trouvais peut-être trop long à publier en cet endroit où nous avons plutôt besoin de textes brefs pour lire beaucoup…
et c’est la maison qui parle et reparle
oui, lieu finalement inspirant
les maisons sont comme des éponges et elles durent dans le temps…
en bois d’arbre, jolie trouvaille qui incite à continuer la lecture.
Oh quelle beauté et le pouvoir d’un fauteuil club ce que tu en fais pour arriver à la mère à un seul fils au corps mal fini et aussi à l’autre mère dont j’ai fini la lecture , celle à l’enfant pas comme les autres, et justement ce matin j’ai écrit à propos de deux livres, celui d’Emmanuelle Journal d’un mot puis à propos de ton livre L’enfant de ma mère pour dire qu’il faut absolument lire ce livre magnifique où il est question de cette femme-là à l’enfant pas comme les autres et tristesse et joie de la retrouver glissée ici avec sa douleur et comme la lire dans tes mots il faut.
C’est beau, si doux. Tes mots enveloppent et embarquent dans tes paysages, en dedans en dehors.