Nous avons la même terre d’enfance à une génération d’intervalle, à quelques pas du temps.
Ma mère, au creux du village entre deux places, la grande et la Saint-Pierre. Elle y est née un soir d’été. Charbon, lendemain de guerre, glorieuses trop lointaines, bassine commune. La pauvreté se reconnait. On n’est pas dans la misère qui s’ignore sourire au lèvres tant qu’il y a de l’amour. Il n’y pas d’amour. La tendresse est une langue inconnue. Ici, on se tait, ou on parle à travers la fumée d’une cigarette. On bavarde, on commère, on rit gras, on rit cru. Les voisins défilent, les bières se posent sur la table, ou café de la veille. Les années ont vu la même nappe, les mêmes chaises accueillir les vœux de nouvel an, les visites, les annonces de décès, les départs, les mariages, les larmes, la solitude quoi.
Mon père arrivé de Sicile assis sur une valise à côté des rails du tram. Huit ans. Le français est une langue étrangère. L’école ne semble pas obligatoire jusqu’au rappel à l’ordre. Cinq hommes autour de la mamma : le père et les quatre fils. Charbon, cité, amitié italo-belge, café du commerce, maison du peuple, vélo, football, le soleil dans les pattes, tout est possible. Le minestrone, les disputes avec les voisins, les coups de ceinture, l’école buissonnière, l’apprentissage, les patrons, les tartines, la sueur, les échelles, les toitures en roofing, la plomberie, le bal, les filles, la bagarre, la vie quoi.
Mon enfance, avec, de part et d’autres, les origines de mon monde. Moi aussi le vélo dans les rues sans surveillance, la liberté, les copains, les prés, les champs, les patates, le charbonnage abandonné, les pommes trop vertes. Un immense amour, mes joues rondes, ma peau trop blanche, les cuisses qui frottent, les bonbons, les livres. Tracer les marelles annuelles, coucher les blés, meugler les vaches, apprivoiser le vent, acheter des glaces, récolter des vieilles lunettes pour la paroisse sans trop savoir pourquoi mais faire le tour déterminé du village, prier, avoir une sainte préférée, Thérèse de Lisieux, s’emmerder à la messe tous les dimanches. Le puits de ma mémoire quoi. Y tomber.
Me planter sur la place Saint-Pierre et regarder défiler les années, les marchés, les voitures, le tram, les bus, ma mère en jupe courte, mon grand-père au béret noir, mon père en patte d’éph, l’ombre de ma grand-mère, mes oncles, mes tantes, les grosses miches de la nonna, le marcel du nonno, la neige, le buste de Van Gogh systématiquement dérobé, les mobylettes, les camelots, les poussettes, la baraque à frites, les sorcières, les tambours, les ronds-points, les étudiants noirs porte à porte, n’ayez pas peur madame, ma mère dans ma main, moi au bout de son bras, nos courses, nos parapluies, la camionnette de mon père, moi à l’arrière sans ceinture, l’autre camionnette de mon père, moi à l’avant sans ceinture. Le bonheur quoi.
Beaucoup aimé votre texte.M’a fait penser à Fabienne SWIATLY et ses descriptions du milieu familial originel un peu rude et pourtant chaleureux. La petite enfance heureuse est souvent difficile à garder en mémoire à cause de ses images à trous. Mais celles qui sont rescapées sont des trésors. Ben , quoi ?
Merci pour la référence, que j’ai découverte avec Elles sont au service, grâce à François Bon. Les trous, les souvenirs, les colmatages, l’imaginaire… l’exploration est infinie.