La ville est calme en ce début de matinée. Les touristes sont encore endormis dans leurs hôtels. Ceux qui ont débarqués à l’aube la découvrent avec lenteur. Sur la passeggiata, un homme est assis sur un banc,immobile, les yeux fermés, les mains jointes sur les genoux. Là, depuis des heures, comme une statue. Il ne voit rien des hommes ou des femmes qui passent devant lui, s’arrêtent un instant pour le regarder, puis continuent leur chemin. Ce qu’il voit a eu lieu et ce qu’il voit est en lui. L’allure paisible de l’écrivain, féroce critique, parcourant la place de sa ville natale avant de s’exiler définitivement. Les gestes du massage cardiaque en haut de la place sur le corps agonisant d’un militant notoire. Les images diffusées des derniers soubresauts des pieds de la victime. La sévère et admirable dignité de la mère du jeune assassin. Les voix des mères, des épouses, des sœurs, des filles réclamant l’état de droit dans un manifeste pour la vie que d’influents réseaux jugèrent inopportun. Ces commerces odieux du théâtre où ceux qui condamnent les violences se font élire avec les soutiens de ceux qui les commettent. Ce qu’il voit est en lui et ce qui est en lui a lieu. Il entend un groupe qui organise la solidarité avec les Marocains victimes du séisme. Il entend le couple qui passe dont l’homme critique le quotidien régional qui a fait sa Une sur le Maroc. Il entend le bonjour du bout des lèvres d’un ancien collègue qui le reconnaît. Sur la passeggiata, il entend. Le vieil avocat au bras de sa maîtresse, l’ancien braqueur devant son restaurant, le nouvel élu offrant les cafés, un policier municipal rêvant de Porsche Cayenne, la lycéenne qui voudrait bien le sac Vuitton croissant vintage. Sur la passeggiata, il voudrait que les oreilles soient comme les yeux : qu’elles aient des paupières. Il faut donc vieillir encore, il pense. Encore un peu.
Je ne vais plus en Corse CQFD
Merci Danièle de ton passage. Mais ton retour m’interroge. D’abord parce que ma petite fiction ne cherche rien à démontrer. Elle tente modestement de faire entendre. Ensuite parce que si les bruits qu’entend mon personnage t’interdisent les lieux où de tels bruits sont audibles (racisme, xénophobie, criminalisation de l’économie, magouilles politiciennes, consumérisme, banalisation et instrumentalisation de la violence) tu risques de ne plus pouvoir beaucoup te déplacer. Les îles sont des loupes qui grossissent des réalités qui n’ont rien d’insulaires.
J’ai beaucoup d’amis qui ont des racines corses et y retournent en vacances. Personne ne me comprend. Des journalistes et un préfet assassiné, c’est trop pour moi. la Corse est belle, c’est vrai et Lissieu vote largement zemmour. Mon père n’a jamais mis les pieds en Espagne à cause de Franco, ce doit être génétique.
Merci pour ce texte Ugo et j’aime beaucoup les phrases de la fin, que les oreilles et des paupières et qu’il faille vieillir encore un peu…à bientôt.
Merci Clarence de vos passages et de vos textes
Ce lieu-là c’est celui où vers le soir les regards des filles croisent ceux des autres – les robes légères ou les corsages doucement entrouverts et chastes – les couleurs les senteurs la chance ou le désespoir – aussi jveux dire…
Oui, il y a ça aussi. Mais les oreilles façon Thomas Bernhard sont très sélectives.
terrible et fort… et lucide
Merci Brigitte, trop bienveillante. Franchement, je suis plus luciole que lucide.
J’aime bien cette idée finale qu’il faille attendre de vieillir un peu pour ne plus avoir à regarder ce qui alourdit inexorablement les paupières. Le fameux Rideau ! des scènes de vie et d’esbrouffe au Théâtre. Ta sagesse ( apparente) un peu lymphatique est une distillerie fréquentable. Et c’est bien de la distribuer en petites fioles à côté d’un chat.
J’aime bien cette idée de « distillerie fréquentable ». Merci Marie-Therese.