Ulysse commençait à se demander ce qu’il faisait là. Le salon grouillait de vie et de conversations. Il croisait des visages qu’il semblait parfois reconnaître, il entendait des voix qui avaient déjà murmuré au creux de son oreille des histoires qu’il connaissait mais ce n’est pas pour ça qu’il était là. Assis sur sa voyeuse, il les attendait dans l’espoir de les croiser mais lentement son attente se dissipait au rythme de la musique qui s’effilochait et des verres de champagne qui se vidaient. La chaise sur laquelle il était assis était rembourrée et de belle manufacture mais elle était inconfortable. Jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il y était assis à l’envers. À quelques pas, un convive tout à son aise, costume prince de Galles en flanelle, chemise claire et cravate écarlate, y était assis à califourchon, les jambes écartées et les avants-bras croisés sur le bord épais du dossier. Ulysse l’imita et retrouva instantanément un confort plus en adéquation avec le luxe qui l’entourait mais l’impatience continuait à le ronger lentement, avec cette inexorabilité qui le consumait. En société, la position était à la confidence ; en solitaire, elle relevait du maugréage et de l’humeur mauvaise. Ulysse se laissait aller à écouter les bribes de conversation qui tombaient à sa portée, de la mondanité et de ses artifices au murmure de quelque secret qu’un simple souffle trahit. Jusqu’à ce qu’un rire aigu ne déchire le silence et ne replonge Ulysse en salle d’attente. Qu’avait-il eu cette idée de vouloir les retrouver ici-même où les personnages de roman défilaient comme à la parade ? Et de se livrer aux aveux que la fragilité de leur existence leur autorisait. Il n’en était pas là, lui. Il n’en était pas à remercier son créateur de pouvoir survivre à l’oubli programmé. Il en était juste à l’instant où le ruminement méditatif est sur le point de l’embraser. Il se rappelait cette chaise toute aussi bizarre sur laquelle l’enfant qu’il était combattait sa solitude dans la cave où on l’avait enfermé. Il se rappelait les longues batailles qu’il y livrait avec pour seule arme son imagination d’enfant. Ulysse caressa un montant en bois de la voyeuse comme pour la reconnaître. Se peut-il qu’elle soit celle-là même sur laquelle l’abandon le gagnait il y a si longtemps ? Par quel tour de magie cette chaise bizarre serait revenue de ses souvenirs d’enfant pour atterrir ici, dans ce salon coquet ? La situation dans laquelle il se trouvait, entouré de personnages de romans, n’en était pas à ce détail d’invraisemblance près. En tous les cas, si ce meuble était capable de garder ses souvenirs et de les renflouer, cela expliquait son humeur maussade. Il n’aurait pas dû. Il n’aurait pas dû venir à ce bal. Il n’aurait pas dû vouloir les retrouver. Il n’aurait pas dû espérer quoi que ce soit de cette attente qu’il savait vaine. Il n’aurait pas dû, non plus, vouloir prolonger son voyage au-delà des quelques gares qu’il traversait tous les jours. Il n’aurait pas dû rêver d’être autre chose qu’un simple contrôleur de la Compagnie des Trains. Il n’aurait pas dû se libérer de la cave où il était retenu prisonnier. Ses rêves d’enfant auraient dû lui suffire, son esprit y était libre. Se rendant compte de sa lâcheté, Ulysse regretta aussitôt ses pensées. Peut-être, admit-il, sa quête ne reposait que trop sur un espoir infondé. Que savait-il de ces personnages qui avaient croisé les mêmes pages dans lesquelles il végétait ? Il n’en savait rien à cet instant précis mais il savait qu’il était trop tard pour revenir en arrière. Ulysse examinait les silhouettes qui sillonnaient le salon et la terrasse sur laquelle il ouvrait. Il cherchait l’adolescent qui enfouissait sa tête sous une capuche, il guettait la belle métis dans son long manteau de toile claire, il cherchait le vieil homme aux rêves abandonnés, il attendait de croiser le couple d’espions aux allures de profs de lycée. Dans la foule qui sortaient des livres, il ne voyait que des êtres d’encre et de papier. Même s’il s’arrêtait parfois sur des traits qu’il croyait reconnaître, son regard reprenait aussitôt son inlassable quête. Et qu’aurait-il pu leur dire si la destinée s’en mêlaient ? Qu’il était heureux de les revoir, lui qui ne leur a jamais adressé la parole que pour leur demander leur titre de transport ? Croit-il qu’aucun ne l’ait reconnu sans sa casquette et sa veste d’uniforme réglementaires ? La lassitude et le doute emportèrent la mise et les idées noircies par l’attente soufflèrent sur la dernière flamme de ses espérances. Ulysse se leva et se dirigea vers la table où se trouvait encore la seule personne qu’il connaissait dans sa vie d’avant. Hippolyte était assis tout seul, il avait le teint pâle, ses traits commençaient à s’effacer. Ulysse lui posa la main sur le dos, Hippolyte leva la tête. Il y avait dans son regard cette interrogation qu’il partageait désormais tous les deux : que faisaient-ils ici ? Quel vent avait pu les pousser pour venir à ce bal ? Hippolyte disparaissait lentement et Ulysse choisit d’en faire autant en se dirigeant vers la sortie, au milieu des couples qui dansaient, des femmes qui riaient, des hommes qui fumaient le cigare et des enfants qui jouaient.
Il m’a fallu faire un détour par wikipedia pour ne pas prendre le mot « voyeuse » au premier degré et j’ai fait une bonne découverte, merci pour cette trouvaille et le texte qu’il suscite :
Une voyeuse est un type de chaise créé par des ébénistes du milieu du xviiie siècle pour les passe-temps de la vie en société. Elle a été en usage jusqu’à la fin du xixe siècle. Cette chaise rembourrée était une chaise de conversation ou une chaise de jeu pour participer ou assister à des parties de cartes, notamment.
On était assis à califourchon sur la voyeuse, le dossier devant soi, les jambes écartées, les coudes et avant-bras croisés sur le bord épais du dossier. Parfois, le haut du dossier était comme le couvercle d’une boîte en bois située au-dessous, dans laquelle il était possible de conserver des accessoires (dans la variante ponteuse, cartes à jouer, jetons, dés, dans la variante fumeuse, articles de fumeur)1. Parfois également, le dossier était en forme de raquette, mieux adaptée à la position du joueur à califourchon en lui évitant d’avoir trop à écarter les jambes1.
Pour les dames, la position assise jambes écartées était inconfortable. Certaines voyeuse étaient basses, permettant à la dame de s’agenouiller comme sur un Prie-Dieu.
Mais que vient faire cette voyeuse dans ce bal où Ulysse se pose autant de question ?