On me demande si les personnages du livre en train de s’écrire, ont des lectures. Mon dieu non ! est la réponse qui me vient spontanément. Et ce n’est vraiment pas ce qui me préoccupe quand je tente de les faire surgir du néant et leur donner des raisons d’agir, assise dans mon bureau au plancher grimaçant. Parce qu’ils ont bien d’autres choses à faire. Jamais de repos, même pour la mère aux vertèbres en voie de se briser qui s’affaire au verger ou dans sa cuisine quel que soit le degré de sa douleur. Encore faudrait-il qu’il y ait des choses à lire autour d’eux, des romans ça non, quelques bulletins religieux ou journaux peut-être mais les nouvelles viennent plutôt par la radio et par le bouche à oreille. De toute façon ils ne savent pas lire, ni la mère ni le père. Ce n’est pas compliqué, jamais appris. Je crois que les frères ont suivi quelques années d’apprentissage à la grammaire et à l’arithmétique à l’école de campagne du bourg voisin, sans grand profit. La petite, née juste après-guerre, la fréquente aussi et elle, ça l’emballe. Les cahiers, l’encre, les livres de classe et aussi les livres pour regarder. Après la prière et le travail, elle a accès à l’armoire vitrée de l’autre côté du poêle avec des ouvrages qui racontent des histoires. Sur la page de gauche, parfois des illustrations en noir et blanc. On lui dit que ce sont des gravures, des dessins en creux comme quand on trace des signes dans la terre ou dans le sable de la rivière. Elle apprend les lettres et les mots. Elle a soif de cela. Elle ne brille pas au commencement mais elle apprend. Elle lit le titre : L’allumeur de réverbères. Et quand elle a fini ses exercices, elle a accès à l’armoire. Donc j’ai répondu trop vite à la question qu’on me posait au sujet du rapport de mes personnages à la lecture. Je l’ai oubliée elle, j’ai oublié sa soif, j’ai oublié que le livre lui ouvre une voie pour adoucir son sort, pour se sortir de là, le livre la sauve, le contact du livre, l’odeur du livre, les gravures. Elle aime les gravures. Elle aime les photographies sépia qu’elle mettra plus tard en collections dans un album qui ressemblera à un gros livre. Il faut absolument aimer quelque chose pour s’en sortir, aimer toucher quelque chose, du papier par exemple, frôler des mots, des images. Elle s’échappe comme elle peut, elle ne dit rien à personne.
Photographie, ©Françoise Renaud – hameau, août 2023
tout est vrai…
« Il faut absolument aimer quelque chose pour s’en sortir, aimer toucher quelque chose, du papier par exemple, frôler des mots, des images. Elle s’échappe comme elle peut, elle ne dit rien à personne. »
et je ne sais ce qui ici permet d’apprécier ce dont FB parlait de distance nécessaire à soi mise par les personnages qui ouvre la possibilité de dire autrement- qui « ouvre la possibilité du travail. »
« comment elle, l’auteur, est séparée d’elle-même par cette reconstruction d’elle qui lui arrive »
peut-être qu’il y suffit, à cette distance, que ce soit l’auteur comme personnage qui ici parle. je ne sais pas, je réfléchis tout haut. et le « on me demande » fictionnel. peut-être d’ailleurs que l’atelier à soi seul déjà met en place ladite distance soi – séparation de soi.
merci pour ce beau et précieux commentaire…
je n’ai eu que peu de temps à consacrer à cette proposition et je l’avais sentie comme compliquée à l’écoute
alors j’ai essayé de ne pas trop réfléchir et de me lancer avec la voix du JE de ce récit, auteur fictionnel créé dès la #1, un JE qui revient souvent et me permet d’être à la fois détachée de moi-même (l’auteur tout court) et de mes personnages qui deviennent finalement plus libres sous la plume de l’auteur personnage de fiction (même si je triche un peu de temps en temps… surtout dans l’entame avec « on me demande si… »
quant à « la possibilité du travail », énigme encore à ce stade, même si le récit a creusé son sillon et continue à s’ouvrir…
Une lecture secrète, cachée, qui ouvre un univers inconnu d’elle. On voit bien ce personnage en différence des autres, qui aura peut être un autre avenir.
Pour moi aussi la première réaction a été : mais mes personnages ne lisent pas !
Et dans cette non lecture, les personnages se dévoilent. Merci pour ce texte.
Le livre comme voie de salut, l’odeur du papier, le rapport physique aux mots, aux images… la lecture comme un secret vital…
tu dis bien ce qui convient : voie de salut, planche de salut
c’est fou comme cette proposition nous a envoyés ailleurs…
L’exclamation du début est comme un destin tracé que la suite du texte modifie par la lecture, en creusant, comme la gravure.
finalement à bien chercher, on trouve et établit des liens inattendus…
le mot, l’encre, la gravure, ce qui s’inscrit dans le sable ou le papier ou la chair