Le sac d’Ulysse ne contient que quelques affaires personnelles. Il est évident qu’il ne faut pas juger de l’épaisseur d’un sac pour estimer l’importance d’un voyage. Ou peut-être pas. Les « petits » voyages occasionnent bien trop souvent de volumineux bagages. Il paraît logique de ne s’encombrer que de quelques affaires lorsqu’on a dans l’idée de ne pas revenir en arrière. Le sac d’Ulysse n’est pas très épais et ne contient rien qui ne puisse être remplacé. Quelques sous-vêtements, un pull, un pantalon, une brosse à dents. Pas même un paire de chaussures de rechange. En plongeant la main dans le petit sac en toile qu’un simple rabat referme, Ulysse sent du bout des doigts un objet qu’il ne s’attendait pas à trouver là. Un livre. Le livre qu’il avait emporté puis oublié dans ce sac après l’avoir découvert sur un fauteuil de l’hôtel de Palezia. La vieille dame tenait ce livre dans les mains lorsqu’il l’avait quittée la veille et il voulait le lui rendre. Mais il ne l’a pas revue. Et il a oublié. Ulysse sort le livre et regarde longuement la couverture verte. Pas de titre, ni même sur la tranche, mais un délicat filet doré qui se perd en contorsions pour tracer un grand rectangle sur le simili cuir enrobant un support cartonné. Un objet du passé sans grande originalité.
Ce n’est pas l’odeur humide des pages, ni même la poussière résiduelle qui s’envole grain par grain de la tranche dorée, mais en l’ouvrant, Ulysse est plongé dans un monde étrange. Un univers oublié dont il vient d’entrouvrir une porte d’où s’échappe une curieuse réminiscence. Plus loin que ses yeux, déchiffrants les lettres et les graphèmes, des espaces se découvrent dans son cerveau d’où des flots de souvenirs jaillissent. Les neurones en ébullition remettent en mouvement tout un barnum comme si quelqu’un tournait la manivelle d’un vieil orgue de Barbarie. Ce ne sont pas des images qu’Ulysse retrouve mais une sensation qu’il croyait perdue, celle de lire. C’est à ce moment-là qu’Ulysse retrouve sa vie parmi les livres.
Au début, dans la cave où l’enfant passe l’essentiel de son temps, Ulysse ne voit dans le décor qui l’entoure que les éléments sans vie qui tapissent les murs de sa geôle. Au début, les livres rangés dans les meubles poussiéreux n’ont d’autre fonction que d’occuper l’espace des étagères, d’obscurcir la lourde masse sombre de son environnement comme lui abandonné. Et puis, il a commencé à sortir quelques livres. En piles sur le sol, ils figuraient des immeubles, des hautes maisons, des gares. En disposant en équilibre deux livres sur la tranche et en les rejoignant par leur arête supérieure, naissait un toit, une pyramide, une petite montagne. D’une pile de livres posés à plat et décalés, le grand escalier de la gare prenait forme jusqu’à une esplanade que la couverture d’un grand atlas ouvrait à son imagination. Et puis un jour, Ulysse a ouvert un de ces livres.
Les histoires qu’il a lues dans cette cave durant tout le temps qu’il y a passé, Ulysse n’en garde pas de souvenirs distincts. Il se souvient simplement du livre. Un grand livre qui contient pêle-mêle tout ce qu’il a lu dans le désordre chronologique, sans aucun tri d’aucune sorte. Dans ce grand livre de son enfance, les aventures se côtoient comme des perles enfilées les unes à la suite des autres que la vivacité de son imagination lui permet d’effeuiller sans chercher plus de logique. Les grands trois mâts chargés de pirates sillonnent les mers du sud aussi distinctement que les gangsters creusent un tunnel pour piller la banque, l’alpiniste épuisé vainc l’Everest juste après que le vaisseau spatial ne s’échoue sur une planète mystérieuse, le scaphandrier marche sur un fond sablonneux en quête d’une épave disparue avant de se transformer en oiseau de paradis et de survoler une jungle impénétrable. Dans ce grand livre de son enfance, les personnages se côtoient comme s’ils faisaient tous partie de la même famille. L’oiseleur de Jacques Prévert partage un verre de sirop de fraise avec l’Alice du pays des merveilles. Le jeune reporter Rouletabille discute à bâtons rompus avec Sam Spade et le juge Ti sur leurs capacités de déduction. Et quand bien même il n’a pas perçu le désarroi d’Emma Bovary à la juste hauteur de l’oeuvre qui la révèle, elle n’en est pas moins devenue une âme soeur avec qui il peut échanger ses tourments d’enfant séquestré. Quichotte lui apprend à considérer les piles de livres d’un autre regard. Il dévore avec autant de fièvre et d’attention les voyages de Gulliver, de Sindibàd et de cet autre Ulysse dans son Odyssée qu’il fait sienne.
C’est à ce moment-là que s’esquisse dans son esprit le dessein qu’il se choisit. Plutôt que la réalité sombre et poussiéreuse qui le maintient enfermé dans une cave, il choisit de chevaucher la matière de ses rêves. Et même si les mots sont tracés par des doigts inconnus sur une feuille de papier ou tapés sur un écran d’ordinateur, même s’il ne connaît pas celui ou celle qui lui prête vie, c’est bien un personnage de roman qu’il entend devenir. La seule issue, la seule possibilité pour s’échapper de sa prison. C’est en tous les cas ce qu’il croit, sans penser une seconde que le manque d’imagination d’un auteur pourrait être, pour lui, toute aussi cruelle et le priver de cette liberté qu’il s’était dessiné.
Lorsqu’Ulysse ouvre le livre qu’il a sorti de son sac, la réalité de son existence lui saute au visage. Sur les pages, l’histoire s’écrit sous ses yeux. Les mots apparaissent au fur et à mesure qu’il les lit. Il s’agit de son histoire qu’il voit défiler et s’écrire. La vieille dame n’avait pas oublié ce livre sur un fauteuil d’un hôtel, elle le lui avait confié, elle le lui avait offert. Ulysse lit les mots qui se forment devant ses yeux. Il comprend que le temps qu’il a passé sur cette plage à regarder le jour s’endormir et la mer respirer, n’est que le temps qu’il lui a fallu pour comprendre.
À présent, Ulysse sait.
J’aime beaucoup le premier paragraphe et la façon dont il fait ressurgir le passé, et puis la fin avec la boucle qui revient à la vieille dame et à son livre.