Revenons au livre qui attend. Depuis des siècles il attend d’être lu, et toujours, notre personnage se trouve des excuses. Il ne lit plus grand-chose. Moi qui pensais en faire un homme de lettres, je suis déçu.
Que lit-on, aujourd’hui ? On rêve de grand auteurs. On s’extasie sur des noms qu’on ne connait que de nom. On partage des publications sur les réseaux sociaux, des comparatifs sans nuances, pour dire : Voyez la triste époque où nous sommes ! Ainsi, l’auteur du passé a du style, c’est un homme élégant, bien habillé, bien coiffé, alors que l’auteur d’aujourd’hui est crasseux, il a la clope au bec, et surtout, il pue le désespoir. Il y a ceux qui attendent l’annonce des gagnants des prix littéraires. Des romans, toujours. La nouvelle, le théâtre et la poésie sont relégués au second plan. Des journalistes, qui ne lisent pas, alignent les noms des candidats, comme dans un défilé mondain, faisant des commentaires pour donner l’illusion qu’ils sont au fait de l’actualité littéraire, alors qu’ils se sont contentés de relever ce qu’on leur a dit.
Mais notre personnage, les prix littéraires, ça ne l’intéresse pas. Il préfère les classiques. Parfois, il ouvre le livre qui attend, déchiffre difficilement le premier mot, se réjouit de cet effort, le referme, et le livre, derrière ses grosses lunettes, fulmine.
Les prix sont si nombreux qu’on se demande ce qui les rend prestigieux. Dans les transports en communs, les passagers se décident. Maintenant qu’on connait les gagnants, il est intéressant d’y mettre le nez. Et la littérature est réduite à cette actualité. Au bout d’un an, de nouveaux prix auront été décernés, ceux de l’année précédente seront oubliés, comme passé la date de péremption. Et les troupeaux occupés bovinement à lire ce qui, sans l’écho médiatique, ne les aurait jamais intéressés, s’empresseront, une fois arrivé à la dernière page, de revendre leur bouquin, de s’en débarrasser comme d’un vieux chiffon. C’est comme tout. Ca a l’attention des masses sur le moment, pas au-delà. Et le livre qui, dans la poussière de la chambre de notre personnage, attend qu’on en tourne les pages, est plein de nostalgie. Plus de prix littéraire pour lui. On l’a oublié. Des prix, il en a gagné, tout un tas. Mais ça date. Quelque chose d’important à l’époque, mais dont on ne se rappelle plus. Un film qui est primé, on le rappelle sans cesse, des décennies après. Pas les livres. Un prix littéraire, ça n’a aucune consistance, c’est juste pour se pavaner et booster les ventes.
Peut-être notre personnage devrait-il lire autre chose. De l’air frais. Un truc moins négatif, qui ne râle pas quand on l’oublie. Il prend un volume, au hasard, l’ouvre, le referme aussitôt. En prend un autre. L’ouvre. Là encore, ça ne l’inspire pas.
Les prix littéraires, c’est comme les mauvaises vannes, ça ne fait rire que ceux qui les racontent. On ne lit pas. On ne lit plus. La lecture n’intéresse plus grand-monde. Seulement une poignée de passagers dans les transports en commun. Ils font semblant. A force, ils se sont desséchés, sans oser se l’avouer. Leur peau s’écaille, se parchemine. Leurs pensées sont arides. Les autres, qui ne font pas cet effort, n’ont pas le temps pour ça. Si un peu de temps s’offre à eux, ils font autre chose. Chacun rêve d’autodafés. L’époque est aux massacres, aux échafauds. L’autre nous est insupportable, parce qu’il lit, pour ce qu’il lit. Nous cherchons des excuses pour le haïr, et quand l’auteur du livre qui occupe ses odieuses pensées a des polémiques ou des affaires sur le dos, nous nous en réjouissons, notre haine est alors légitime. Moi-même, qui dresse un doigt accusateur contre mes contemporains, prônant le respect de la moindre opinion, il m’est souvent arrivé de vouloir la mort d’un passager qui lisait un truc qui ne me parlait pas.
***
Alors qu’il désespérait, un livre lui sauta dessus. Livre trouvé chez un bouquiniste, quelques années plus tôt, pendant un voyage à Lille, quand il ne souffrait pas encore des problèmes de santé mentale qui, à présent, lui gâchaient la vie. Un vieux livre, à la couverture en cuir, imprimé en février 1928. Un recueil de nouvelles fantastiques. Il était fasciné. Pour quelle raison l’avait-il acheté ? Il ne savait plus. L’ouvrant au hasard, il tomba sur une nouvelle. Elle commençait ainsi :
« On me prendra pour un fou. Je ne le reprocherai pas au lecteur de ces pages que je laisse avant de mourir. Je sais que ce que je rapporte là est difficile à croire. L’incrédulité est inévitable. Pourtant, tout est vrai. »
Il la lut d’une traite. C’est comme si le livre s’accrochait à lui, le possédait. Il était incapable de le poser. Aux premières lueurs du jour, il était arrivé au bout. A nouveau, il savait ce que c’était qu’aimer lire.