La petite fille à la fleur tombe jeune en littérature. Elle devient une avide lectrice. Dans les livres, c’est des personnages âmes soeurs qu’elle recherche. Une cousine plus âgée lui prête de terribles histoires d’enfants maltraités, malheureux, battus. Dès six ans elle lit la Comtesse de Ségur puis dans la foulée s’attaque à Dickens, Mark Twain. Elle s’y reconnait. C’est à cette époque qu’elle développe une obsession. S’enfuir de la maison et partir à l’aventure. Dormir sur les bords des routes. Travailler dans les fermes. Rencontrer des gens âgés qui la prendraient sous leur aile. Vers onze ans, elle lit L’oiseau bariolé de Kosinski, le parcours dantesque d’un enfant juif en fuite à travers l’Europe de l’Est pendant la seconde guerre mondiale. L’enfant est témoin de violences brutales et sordides dans des villages reculés alors qu’il et est lui-même la cible de toutes sortes d’atrocités. C’est un livre âpre, inhumain, aux images fortes, celles d’un monde enfui, disparu. Ce livre la marque au fer rouge. Elle cesse de songer à la fuite. Mais elle lit une grande quantité de romans mettant en scène le moyen âge. Elle aime la présence constante du feu, des animaux, les vêtements faits de grosse toile, le froid piquant des jours, les chemins de terre battue, les nuits noires, le bruit des charettes, l’odeur du foin coupé, les chants et les danses au son des violons et des cornemuses, la rudesse de la vie. Il lui semble que ce serait l’époque à laquelle elle aimerait vivre. Sa mère lui ouvre un jour les portes de sa bibliothèque, bibliothèque qui regorge de petits recueils bons marchés reliés de faux cuir. Elle y trouve de la littérature française classique ; Georges Sand, Maupassant, Fournier, Flaubert. Et d’autres éditions aux textes plus contemporains ; Marguerite Yourcenar, Virginia Woolf, Sartre, Vercors, Cesbron, Vian. Elle avale tout. Un livre après l’autre. Un monde après l’autre. Souvent un livre par jour. Même si elle ne les saisit pas tous, les livres l’aident à tenir, à traverser la tempête de l’adolescence. Elle lit dans le bus, dans la rue, à la cantine et parfois en cours. Elle veut manger le monde tout autant qu’échapper à sa propre réalité. Tous ces récits, images, odeurs, sensations, l’emmènent loin, vers d’autres vies que la sienne, lui permettent de se sentir au coeur même de l’existence des autres. De devenir les autres. Vers 12 ans, elle a sa période Terre Humaine et engloutit quelques récits ethnographiques. Fanshen, la révolution communiste dans un village chinois, Toinou, vie d’un enfant auvergnat, Ishi, testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique du Nord. Il lui semble qu’elle pourrait, elle aussi, s’immerger puis retranscrire ces parcours de vie qui semblent parfois venus du fond des âges, du fond du monde. Elle se voit un temps en ethnologue. Elle vit ensuite des expériences extrêmes en suivant la voix de marins solitaires, d’alpinistes, de spéléologues, d’archéologues, de funambules. Elle tente de construire son image au travers de la leur. Mais tous ces récits se déclinent au masculin et même si son rapport à la féminité est difficile, voire douloureux, elle ne peut trouver sa place parmi eux. A 13 ans, elle quitte tout pour rejoindre la Russie profonde. Elle voyage à travers Dostoievski, Gogol, Gorki, Soljenitsyne, Tourgueniev. A l’aide des illustrations de Bilibine, elle habite les forêts de bouleaux, les toundras désertiques et la maison montée sur pattes de poules de la sorcière Baba Yaga. Elle plonge à 15 ans la tête dans un gros recueil illustré racontant la vie des petites gens des rues du début du 20ème siècle parisien. Elle étudie leur argot savoureux mais ne sait avec qui le parler. Vers 17 ans, elle s’immerge dans la littérature contemporaine étrangère en acquérant de petits recueils de l’édition Actes Sud en seconde main. Elle aime leurs ouvrages au format étroit, à la page jaunie et rugueuse, à la couverture colorée. Ca la déplace. Japon, Brésil, Ouganda, Hongrie, Nouvelle-Zélande, Islande. Mais plus elle avance dans la découverte de ces mondes sensibles, plus lui semble impossible, uniquement par le voyage physique, de pénétrer aussi intensément dans la chaire de l’existence des autres. Elle ignore si, pour elle, d’autres voyages que ceux autour de sa chambre feront jamais sens. Elle lit, elle lit, elle ne cesse de lire. Mais elle ignore si elle lit ou si elle fuit. Elle ignore si lire ne l’empêche pas d’exister, d’être au monde. Elle ne comprend pas pourquoi vivre est si pesant. Pour sa part, elle sent bien qu’elle préfère acquérir du savoir et pourquoi pas même de l’expérience en lisant les mots et les vies des autres. Mais parfois, cela lui fait peur. Elle a peur de disparaître, de voir son corps s’effacer peu à peu. Elle se met, presque logiquement, à la dévoration de textes théâtraux, une écriture pour les corps, pour faire bouger les corps. Tchekov, Marivaux, Pasolini, Gorki, Peter Handke, Brecht, Heiner Müller. La poétique et la densité de certains textes l’étourdissent. Mais c’est surtout la perspective de les découvrir dans la proximité et l’ici et maintenant, de voir vibrer des bouches traversées par des émotions physiques qui la happe. Après le théâtre, on perd la trace de ses lectures. Peut-être cesse-t-elle de lire ? Peut-être se met-elle à écrire ? On l’ignore.
bien sympathique cette jeune personne… (on a l’impression qu’elles’essaye à écrire, remarque) (et c’est très bien) :°))
Elle a lu tous les livres ! c’est bien ce panorama d’une vie de lectrice. On cherche la faille, il doit bien y avoir une.
Merci Sybille. Formidable de lire le parcours en lecture des autres. (J’ai moi-même commencé par dévorer de la même façon (et tellement différemment)). Je trouve très remarquable que tu aies trouvé une issue à cette inquiétude de perdre le corps en empruntant la voie par le théâtre…
Il me semble que j’ai moi aussi connu une période d’intenses lectures, qui aurait pu ne jamais s’arrêter, un moment de construction, d’accumulations, suivi d’un période de latence… enfin, j’ai encore cette onze bis à écrire…