Il était assis sur une chaise en plastique rouge, les deux bras en appui sur la table de bois clair. Bien sûr il lisait, ici on était là pour ça, et il lisait depuis toujours, sa femme lui reprochait suffisamment. Il avait commencé sa carrière de lecteur avec Jules Verne, il avait peut-être huit ans. La lecture était la raison pour laquelle il avait voulu devenir instituteur. Chaque enfant qu’il avait amené à la lecture était une récompense. Il rendait ce qu’il avait reçu, il vivait avec ses principes d’un autre temps. Il était d’un autre temps, il s’en était rendu compte à son arrivée au collège. Après Jules Verne, il avait dévoré les romans jeunesse que son grand-père possédait, des petits volumes rouges ; une collection qui s’intitulait : les classiques de la jeunesse. Il avait dévoré, Dumas, Twain, Hugo, Scott, l’homme invisible, le mystère de la chambre jaune, Robinson Crusoé, le dernier des Mohicans et tous les autres. En classe il était le seul lecteur, heureusement il y avait des lectrices. Il avait fait une petite excursion dans la science-fiction, mais les textes manquaient d’êtres humains. Au lycée, il avait faim de philosophie, au désespoir de son professeur, il préférait les antiques. Il était un lecteur du passé, il ne lisait que rarement le livre d’un auteur vivant, il pensait que lire la voix d’un mort était un geste sacré, il n’aurait pas tenu ce propos à un étranger, mais de temps en temps il énonçait des sentences comme celle-ci à sa femme, qui systématiquement lui répondait : mon pauvre vieux. Avec le temps il ne lisait plus que quelques livres, il les relisait, encore et encore. Cela fait commencé avec sa lubie d’écrire la vie des autres. Après une journée à vivre la vie d’un autre, il voulait être en pays connu, à la maison.
Il a entendu un toussotement, alors il a quitté l’anthologie sur la littérature grecque qu’il lisait. Il a mis sa main droite sur son front pour former une visière, le soleil couchant de mai l’éblouissait, debout de l’autre côté de la table, il y avait une jeune femme, le crâne rasé, elle le fixait. Elle a fait un sourire forcé puis elle a dit :
— Bonjour, j’aimerais que vous écriviez ma vie.
— Pourquoi ?
— J’aimerais laisser une trace.
— Vous avez toute votre vie pour ça.
— Je suis malade.
— Je suis désolé. Vous avez quelle maladie ?
— Cancer
— Quel cancer ?
— C’est important.
— Vous mentez mal, vous le savez ?
— Alors c’est non ?
— C’est non, écrivez-la vous-même.
— Je ne sais pas écrire.
— Commencez par lire.
Elle est partie en marmonnant un : vieux con. Lire, elle ne pouvait plus, enfin plus de roman. Elle n’y arrivait plus. La vision du monde qu’ils offraient n’était pas celle du monde qu’elle souhaitait, ils lui montraient le monde qu’elle ne voulait plus. Elle avait fait quelques tentatives, cela lui avait donné l’impression d’être devant un vendeur de canifs, alors qu’elle était en attente d’un fusil à pompe.
Elle espérait voir dans ses livres le monde à venir, un monde différent, elle ne trouvait que les histoires rabachées depuis son enfance. Son amie Ségo lui avait offert King-Kong théorie, deux jours après sa tonte. Ce livre lui avait montré des pistes, elle avait réfléchi avec ce livre à sa place et à son futur, nuit après nuit, réveillée dans le noir, aux aguets, elle pensait à sa vie à venir. Elle avait trouvé à la bibliothèque quelques livres, qui un mois plus tôt lui auraient semblé être écrits par des enragées. Alors sa bouillie formatée, il pouvait la garder l’ancien.
Merci Laurent s’ouvrir le bal. Très fort ton texte. Merci