C’est à ce moment-là que commence sa vie parmi les livres. Elle a 60 ans. Elle avale tout ce qu’elle trouve à la cave. Les génies de la littérature, une collection par correspondance que sa fille a laissée en quittant la maison : Zola, Balzac, Rimbaud, La princesse de Clèves, Manon Lescaut. Les titres et les noms se mélangent. Elle n’en retient que les histoires. Elle les tambouille, les recoupe, les miroite, les oublie à moitié, garde quelques miettes. A peine fini, un autre remplace. Affamée des années perdues, elle coupe le son de la télé mais garde l’image pour compagnie. Elle ouvre le dernier né, Elle s’appelait Sarah ou Christian Bobin. Elle ne les juge jamais. Elle n’oppose aucune arrogance. Elle est une vierge vorace. Le général Dourakine, Les malheurs de Sophie, Les petites filles modèles, toute la comtesse y passe et elle découvre avec délice les refuges où sa fille semblait se perdre petite. Elle dévore l’enfant en dévorant les livres. Elle devient ogresse des bibliothèques roses et de son chaton.
Elle a un faible pour les histoires tristes, les destins de femmes, les amies prodigieuses. Un jour, Maya Angelou, un jour La couleur des sentiments, un jour Toni Morrison. Des fillettes brisées, réparées, fissurées qui lui rappellent son enfance. Peut-être. Elle ne fait pas les liens. Elle consomme des mots, des intimités, des luttes et trouve écho d’une force qu’elle n’avait jamais nommée en elle.
Viennent les ironies, les cruautés, les salauds et les garces. Elle rit, elle se permet la dérision. Elle applaudit Cavanna. Elle ne comprend pas Bukowski. Puis, Nuit d’Edgar Hilsenrath vient jusqu’à elle. Elle n’en dort plus, elle est habitée par son rythme et son silence. Le roman l’empêche de marcher vite. Elle ne peut plus lire après ça. Elle fait une pause. Cataracte de son appétit, Nuit marque une frontière. Elle a l’impression de contempler une falaise de possibilités. Elle ralentit, s’apaise, s’assied en son cœur-texte. Carver fait son entrée avec Bruce Machart. Des nouvelles, des fragments d’existence, des portes entrouvertes sur la faille. Elle prend goût à l’inachevé.
Elle a 60 ans quand la littérature s’offre à elle, amante inattendue de sa retraite. A part Nuit, elle reste celle qu’elle était. Elle se retrouve ou contemple. Elle plonge ou distance. Elle ne découvre rien d’elle-même mais les mots des autres dansent sur sa mémoire et elle sait enfin qu’elle n’a jamais été seule.
C’est magnifique Isabelle cette plongée dans les livres à 60 ans, merci beaucoup et tous ces titres qui m’ont rappelé tant de lectures. Merci.
Merci Clarence