Quand on imagine écrire ses mémoires, c’est toujours dans une retraite paisible, même assigné à résidence. En tous cas, c’est comme ça que je me figurais la chose. À vrai dire, je n’ai jamais vraiment songé à publier mes mémoires, un recueil de mes meilleures blagues me semblait mieux approprié au genre de gars que je suis, que j’étais. Quand on est en passe de parler de soi au passé, évidemment, ça bouscule un peu l’ordre des priorités. Dans cette période riche en mauvaises surprises, je me suis dit : Sacho, à toi de t’en faire une bonne, puisque tu ne peux plus compter sur grand monde pour ce genre d’attention. Je me fais un peu l’effet du type qui s’offre des cadeaux à Noël pour être certain d’avoir quelque chose au moment de la grande distribution… Quand nous vivions encore rue Milo, dans cette sorte de fête continuelle qui aura survécu même à la pire des guerres, je n’avais pas besoin de me rendre ce genre de service. Ça allait et venait comme dans un moulin, et quand il n’y avait plus rien à manger, il se trouvait toujours une âme charitable pour rapporter une bouteille d’eau-de-vie du village — cette sorte de tord-boyaux qui, savamment dosé avec la nostalgie, vous tient jusqu’au bout de la nuit dans une conversation assez appréciable.
Mais il faut que je parle du grand gars, avant de me laisser embarquer dans mes blagues d’ivrognes. Il ne touchait pas un verre. Je n’aurais jamais cru pouvoir devenir l’ami d’un type aussi sobre. « Jamais d’eau, ça fait rouiller » la phrase est gravée sur tous les zincs des bars du monde, et dans une bonne partie des marbres des cimetières également. Eh bien le gars Osmin, semblait flairer l’eau dans n’importe quel liquide, y compris le thé, et s’en méfier. Je ne suis pas sûr que son nom soit bien Osmin, parce qu’il grogne plus qu’il ne parle. Dans les soirées de la rue Milo, j’ai cru qu’il riait à mes blagues, mais j’ai compris à présent qu’il riait à mon rire. La citronnade, il pouvait en boire des litres et pour ça ma mère l’aimait comme un enfant, et lui pardonnait toute la casse qu’il faisait dans l’appartement, les rares fois où, finalement, il se mettait une cuite terrible avec le feu di diable dans les yeux. Si mes souvenirs sont bons, ça ne s’est produit que deux fois et ma mère en voyait bien d’autres, entre mes amis, mes faux amis, toute la ville qui s’invitait dans notre petit appartement, et les filles, avec qui j’ai eu un certain succès, comme en témoigne mon surnom, Sladura, le délicieux, bien qu’il soit possible que je me le sois attribué moi-même, mais ne le répétons à personne.
Bref, j’écris mes mémoires alors que ça sent le roussi, et pas les framboises de la maison du village, où je comptais finir en beauté, entouré d’une myriade de petits-enfants, d’amis de tous genres, d’épouses et de maîtresses cohabitant dans une paix à secousses. Quand je dis que j’écris, c’est une façon de parler, je ne vois pas sur quoi je pourrais écrire, puisque mes prédécesseurs ont couvert les murs de ce cagibi de déclarations enflammées pour des femmes, des hommes et des animaux et surtout contre l’État, qui font de moi un bien petit joueur avec mon fond de plaisanterie. Ce n’est pas plus mal : vu l’état de mes doigts. Mon violon me manque, mais la musique s’est bien cachée dans un coin de ma tête où on n’a pas pensé à me fouiller encore. Ces mémoires sont également une petite musique. Je les chantonne et je crois que de l’autre côté du mur, le grand gars doit m’entendre. Je voudrais essayer de rire, il rirait en écho. Les blagues hilarantes se dérobent pour l’instant, mais j’ai confiance, elles ne me lâcheront pas. Je jouais dans le parc des docteurs à deux pas de l’Hôtel Bulgaria, la première fois que je l’ai vu. J’étais encore un gosse et déjà plus du tout. Il dormait assis sur un banc. C’était au printemps quand les pollens blancs tombent des arbres par poignées, provoquant l’hilarité des enfants, et les éternuements à répétition. Il ressemblait à un bonhomme de neige. Je suis venu jouer très près de lui et pourtant il ne m’a pas vu d’abord. Il avait une manière d’écouter la musique que je n’ai connue à personne. Il hochait doucement la tête, et on croyait l’entendre dire « Je comprends, je comprends » comme si on lui avait livré des instructions très précises. À le voir ainsi, j’ai éclaté de rire et il a tourné la tête vers moi, tout en continuant de hocher la tête et il était clair que pour lui mon rire et la musique que je jouais étaient une seule et même chose. Et puis il s’est levé, c’était vraiment un géant, et il s’est dirigé vers l’Hotel Bulgaria.
Il n’a jamais cru au violon. Quand ils l’ont fracassé sur le mur, avant de m’emmener avant-hier, il a bougonné quelque chose qui ressemblait à « tu n’as pas besoin de ça ». Dix ans après notre rencontre dans le parc, quand l’Orchestre Symphonique Royal de Bulgarie a été démantelé (probablement à cause de la longueur de son nom. Je me demande d’ailleurs si je ne prends pas un risque en l’écrivant en majuscule…), le patron de l’Hôtel Bulgaria, qui était sensible à mon humour m’a proposé d’amuser la galerie chez lui. La paye était nulle, c’était l’humour du patron, mais les pourboires pleuvaient. C’était le bon temps, celui où on pouvait encore se moquer. Je ne sais plus qui a dit que la qualité d’une religion était déterminée par sa capacité à supporter la moquerie. On peut dire qu’ils ont pris le problème à la racine… Un soir, j’ai retrouvé mon bonhomme de neige, qui dormait assis dans le salon de l’hôtel. On aurait dit un clochard, mais il avait la clef d’une suite. Le standing a beaucoup baissé depuis que nous sommes arrivés au camp de Lovetch, mais qui suis-je pour me plaindre ?
Ah l’ingratitude des enfants – pas un mot sur son père ce Sladura… Pfff…