Avant de vous dire ce qui s’est passé en avril 62, il faut savoir qu’elle n’a aucune idée de ce qui se joue en Algérie. 132 années de colonisation, 7 ans et 5 mois de guerre, des morts dans les deux camps, trop de morts algériens pour une indépendance arrachée par le sang, trop peu de lignes pour résumer des luttes qu’elle ignore. Dans son Borinage natal, petite rue courbe, maison au bout d’une ruelle qui grimpe 32 marches en terre, pas d’écho d’Afrique, d’Europe, ni même de la France si ce n’est les chansons à la radio. Qui Mandela ? Qui Hailé Sélassié ? A douze ans, elle écoute Johnny et Sylvie, allongée par terre, genoux pliés, la tête entre les mains. Quelques miettes de Kennedy et du Che lui parviennent, rien des grèves espagnoles, à peine le prénom d’un général. Elle a douze ans et ce qui la menace efface l’état du monde.
Avant de vous parler d’elle, je vous dirai ce que j’imagine d’elle. Je la dessine chétive, cheveux derrière l’oreille, yeux toujours éblouis par trop de lumière. Je revisite les photos que j’ai d’elle et il me manque sa voix, son odeur, ses rythmes. Marche-t-elle vite, le pied lourd ? Claque-t-elle les portes ? Chante-t-elle sans s’en rendre compte ? Aspire-t-elle son café au lait à petites bulles sonores ? Il parait qu’elle roule les R, comme les Flamands. Elle descend la ruelle en sautant une marche sur deux, elle vole, bras-ailes, jupe-vent, légère comme un moucheron. Elle se pose en élégance, sourit à la rue, doigt en l’air. Quand elle croise un passant, elle redevient vapeur, transparence ou ombre selon l’heure ou son humeur. Ne pas se faire remarquer, atténuer les sons, donner un coup de coude à sa sœur qui parle trop fort, qui rit pour deux. Elle a douze ans et l’insouciance écorche la gravité de son regard.
Avant de raconter, il y a l’époque, il y a la misère, il y a la faim et la maigreur. Il y a un territoire de poussière, des terrils, des montées, un souvenir de Van Gogh. Ça, tout le monde le sait ici : Van Gogh est venu évangéliser le village, il est descendu avec les mineurs, il a logé dans la rue Wilson. Kirk Douglas a même tourné un film sur le peintre, en lieu et place, tout le monde s’en souvient. Sauf elle, elle était trop petite. Elle n’a jamais vu le film. Elle n’a jamais assez de pièces pour aller au Majestic. Mais elle économise, franc par franc, dans une boîte en bois cachée sous son lit. Son argent sent le tabac froid. Tous les soirs, elle compte. Bientôt, elle pourra s’acheter une place de cinéma, ou un 45 tours. Un jour, elle sera la plus belle pour aller danser. Tous les soirs, elle calcule, elle accumule, elle valorise. Elle rêve tout droit d’une robe, un bal, un mariage, une maison, une salle à manger en chêne, un enfant à elle, un seul, que chaque sou couvrira d’amour. Alors quand sa sœur découvre sa cachette, vole le magot pour lui payer des glaces et rit de sa blague, son avenir fond avec un goût de désillusion. Elle a douze ans et elle déteste la glace à la vanille.
Avant de revenir en avril 62, il faut savoir qu’elle n’a aucune idée de ce qui se joue chez elle. 20 ans de lutte silencieuse entre ses parents, des coups à l’âme, des coups en douce, en dur, en roue ivre, à travers tout. Les entailles, les secrets, des crachats dans la gueule, refus d’amour, refus de peau, peau contre peau forcée, le ventre et la gorge enflés, toute une langue de disgrâce qu’elle ne comprend pas, parce qu’elle est trop frêle pour endurer la nécrose d’une vie. C’est trop jeune, trop petit, trop naïf, cette chose humble. Regardez-la, déjà fille, seins et ovaires en feu, fillette encore sans estime ni assurance. Elle a peur de tout, de déranger, d’être une idiote, de dire des bêtises. Elle a douze ans et le départ sans adieu de sa mère agrippe son cœur d’enfant.
Merci pour ce texte, très riche, très dense
La chute très dure