Depuis un petit moment j’ai en tête de vous parler de ses frères. Parce qu’avant elle, ils étaient déjà là, ils occupaient la place, ils faisaient clan avec le père. Solidaires dans un certain sens, et encore plus une fois le père basculé dans la tombe. Ils considéraient que tout leur appartenait, les bâtiments, le bétail, les outils et charrettes, les terres, les taillis. Tout ça c’était des affaires d’hommes, d’héritiers mâles. On les a aperçus rapidement à la noce en costume sombre avec brin fleuri à la boutonnière, et on a bien compris que certaines colères et ressentiments rôdaient dans les cœurs des uns et des autres. C’était perceptible dans la façon qu’ils avaient de se tenir goguenards à quelques pas d’elle, de la regarder dans sa robe, presque à la toiser, à la dominer, à la diminuer. Ces éclats de fureur dans les yeux. Comme des envies de règlement de compte, et même de meurtre. Cette façon aussi d’envisager Jude comme un concurrent, voire un imposteur. Qu’est-ce qu’il faisait là, l’étranger ? Qu’est-ce qui lui avait pris de s’amouracher de leur sœur et de la mettre en cloque ? Il aurait bien mieux fait de s’en retourner chez lui, enfin c’est ce qu’ils pensaient dans leur silence et leur fureur.
Dans ces pays rustiques, voire arriérés — mais il en est de même dans les autres mondes –, les hommes ont toujours brigué les meilleures places, les meilleures portions à table, les plus belles femmes, parce qu’un homme ça travaille dur et ça a des besoins, ah pour ça oui, on est au courant. Mais il me faudrait revenir un cran en arrière pour détailler l’attitude de la mère quand elle était encore de ce monde. Corvéable à merci, toujours à briquer fourrager dans la cuisine, et même sur le champ à trimer elle aussi ou dans les potagers et à s’occuper de la volaille et des lapins. Son sort n’avait rien de doux ni d’enviable et elle avançait la tâche tout autant qu’un homme de constitution robuste. Ce qui la faisait tenir, c’était ses garçons. Toujours à s’inquiéter d’eux, de leur nourriture, de leur bien-être. Et bien sûr qu’ils avaient tous les droits et elle les privilégiait en tout. Finalement à agir comme ça, elle fortifiait la position selon laquelle une femme devait rester à sa place et bien se tenir, point final. Chacun son lot. C’est sûr qu’elle ne préparait pas le terrain pour l’avenir de ses filles et autres descendantes, mais ça elle n’en avait pas idée. Et pour aller plus loin dans l’histoire, il faudrait sans doute évoquer l’époque où elle s’était considérablement affaiblie, où elle avait fini par vraiment tomber malade. J’aurais déjà dû raconter cet événement ancré dans la mémoire des fils, parce qu’il a dû influencer le cours des choses plus profondément que je ne l’ai estimé au commencement, mais il me manque des faits, des preuves. Je n’ai aucune certitude. Enfin je peux toujours essayer.
Alors oui, la pauvre elle était usée, complètement usée, le corps déglingué, le dos tordu par les douleurs et les articulations déformées, c’était terrible de la voir courbée sur son ouvrage et toussotant à l’infini. Le père la malmenait, c’est un fait. Personne n’en parlait et l’aîné pas finaud n’avait jamais pris sa défense ni les autres. Et il était bien arrivé quelque chose avant la naissance de la petite dernière qui d’ailleurs n’a toujours pas de nom dans le récit.
En principe on considère que les derniers-nés sont choyés par les plus grands, surtout les petites filles. Alors ça oui peut-être, mais pas dans cette famille. Nul épargné jamais. Mais revenons à la mère, usée comme je disais à ne plus tenir debout alors qu’elle portait encore un petit. Plusieurs fausses couches et un mort-né l’avaient lessivée. Et puis lui aussi il avait fallu qu’il insiste dans le lit, qu’il la renverse violemment, qu’il la secoue comme une poupée à malaxer. Elle ne voulait pas. Elle avait dû crier plusieurs fois. Mais voilà que je m’égare alors que je promettais d’en dire plus sur les frères de la femme apparue dans la cuisine, la dernière-née qui avait épousé Jude, un saisonnier égaré loin de son pays d’origine, et je me retrouve à parler de leur mère à tous, à décrire cette scène enfouie, sûrement régulièrement répétée où il la forçait, son corps amaigri diminué qui ne supportait plus le poids de l’homme, les coups, les chocs de sa chair inassouvie. Et cette fois-là il avait dû la battre plus fort pour qu’elle se soumette, l’aîné aux aguets à se repaître de la scène et des plaintes et des cris, mes personnages soudain obsédés, livrés à leurs pulsions les plus viles. Mais qu’est-ce qui s’était passé avant, encore avant, dans la vie des femmes du même clan, celles qui l’avaient précédée, pour que les choses tournent de cette façon ? Je n’ai pas de réponse. Ce que je sais, c’est qu’elle avait attendu ce dernier enfant, sa première fille, comme un cadeau, qu’elle était morte juste après l’avoir mise au monde en huit mois, et on avait craint pour la vie de la petite, mais quelque chose dans le sang s’était transmis depuis celui de la mère, comme une espérance de vie amoureuse, une soif démesurée de douceur, une envie de danser dans la brume des petits matins diffusée en lambeaux entre les bosquets sombres.
Photographie, ©Françoise Renaud – recoin 2023
C’est superbe (et puis tout, ça commence avec la suite de mots « à la dominer, à la diminuer » et ça creuse)
merci pour ton écho, le premier, sur ce texte qui poursuit l’exploration d’un monde que j’ai ouvert à la première proposition et qui ne cesse de me surprendre…
et de creuser…
Très beau ce « mais quelque chose dans le sang s’était transmis »
Ce retour en arrière, dans les profondeurs de la lignée, puis l’espérance qui retourne le temps vers l’avant.
tu viens sur cette page par surprise, super salut à toi et merci…
la lignée des femmes et la lignée des hommes, imbriquées, pourtant souvent en parallèle…
A mon tour de te lire Françoise et comme souvent, c’est magnifique, quelle force et quelle beauté dans ce que tu dis, merci.
J’ai eu une conversation avec mon père dernièrement qui n’a eu que des filles et qui m’a avoué qu’il s’était pas préoccupé de nos avenirs puisqu’on était des filles, donc bonnes à marier. J’ai trouvé cela incroyable de pouvoir encore penser comme cela mais je me dis que cela vient de tellement loin, de tellement d’éducation et de formatage et ton texte m’y a fait penser.
Je te souhaite une bien belle journée, à bientôt.
lire tes impressions me procure une sorte de soulagement et me donne de la force (je craignais d’être dans la démesure, d’enfoncer trop le clou…)
merci Clarence
oui c’est fou, ce type de pensées ne sont pas obsolètes, rien n’a vraiment changé au fond, et comme tu le soulignes, tout vient de si loin, permanent… nous les filles, nous sommes aveugles et trop douces sans doute !…
Merci pour ce texte important dans ce qu’il révèle
« Nul épargné jamais » c’est très fort.
Bonheur de suivre ton chantier qui s’approfondit au fur et à mesure des propositions. La construction du texte avec ces « Mais… » qui interrompent le fil du récit pour creuser plus loin encore. Comme une sorte de pudeur dans la narration mais sans évitement, au contraire. Et puis la chute comme une respiration : « comme une espérance de vie amoureuse, une soif démesurée de douceur, une envie de danser dans la brume des petits matins diffusée en lambeaux entre les bosquets sombres. »
ce que j’en lis c’est comme une trouée de lumière, quelque chose de possible et bon entre les bosquets sombres.
On se prend d’envie d’en savoir plus, d’espérer avec le personnage avec ce quelque chose qui s’est transmis de la mère malgré la violence omniprésente du clan.
trouver ce matin ton retour de lecture qui m’apaise et me communique une certaine clarté
merci à toi
on va à l’aveuglette en fonction des constructions proposées, on laisse surgir, ce n’est pas du fabriqué, c’est plutôt du « surgissement » pour peu que l’on s’applique à l’ouvrage… alors après, il faut que ça creuse là où ça doit afin que se révèlent les événements tus, les évidences, sans savoir encore où ce situe réellement le « sujet » du « roman »…
gros travail pour mettre tout ça ensemble
mais on verra plus tard, n’est-ce-pas ?
Oui on verra oui – bonne suite
Terribles ces clans d’hommes qui pensent que tout leur est dû et que tout est bon pour asseoir leur domination… Terrible aussi ce rôle des mères qui perpétuent – à leur insu souvent – ce fonctionnement patriarcal. Ton texte est fort et juste avec aussi cette douceur secrètement transmise, ce rêve de joie qui donne espoir. Merci Françoise.