Mais avant de continuer, il faut que je vous dise comment va commencer ce livre. La veille de leur départ, la soirée du Puligny Montrachet qu’ils avaient mis de côté depuis que le capitaine Ranford lui avait offert, le jour de sa remise de médaille. Ils l’avaient mise de côté, la précieuse bouteille, pour ils ne savaient quoi dire encore, le seul plaisir d’être. Le lendemain ils déménageaient, ils en étaient heureux. Le gamin l’a vu le premier, bougez pas, il y a un animal derrière la fenêtre, pas côté terrain vague, l’autre vers la forêt, plus loin la rivière. Juste de l’autre côté, il les regardait fixement ou il essayait de deviner ce qui se passait derrière le miroir que devait être pour lui la baie vitrée. Je connais peu de la vision de cerfs mais ils ne sont certainement pas les plus adroits pour voir à travers une plaque de verre épais réfléchissant la lumière du soir.
C’est ce que je dis maintenant mais quand même je voudrais insister : il les regardait comme pour tendre un rayon capable de traverser l’air, le verre, l’air encore. Oh il est bien resté une minute comme ça et eux, silencieux, ils avaient cessé de parler pour laisser place à la seule communication valable à cet instant, avec lui, par le rayon entre ses yeux et les leurs et les miens et les miens, ils ont tous dit : Il me regardait comme s’il cherchait à voir en moi plus loin que le décent. Et puis il est parti, ils ont dit qu’il était venu leur dire au revoir, qu’il les observait depuis longtemps, des mois, discret dans sa forêt et qu’il avait deviné dans leurs mots qu’ils partaient le lendemain. Oh ! il comprend quoi le cerf de nos mots ? Nous étions sous son charme, c’est lui qui nous observait dans notre cage de verre, zoo à l’envers.
Ah oui, je voulais vous dire : avant qu’il parte, pendant qu’il nous regardait, nous avons eu le temps de l’observer, corps coupé en deux par le montant vertical de la porte vitrée, à gauche ses fesses brunes mouchetées de taches blanches de faon, à droite sur fond vert de feuilles, un museau, deux petites cornes juste derrière les oreilles pointées et des bois à deux étages finissant en fourche. Presque au centre sous le front clair et buté, deux yeux comme maquillés de khôl essayant de puiser dans la mémoire millénaire des cervidés un souvenir qui qualifie ces êtres bizarres à deux pattes : ennemis ou alliés potentiels.
Je ne vous l’ai pas encore dit, nous en avons fait — j’allais dire pris — avant qu’il glisse dans sa forêt, une photo et son image reste sur le fond d’écran de la tablette. Je te vois le cerf, je te reconnaitrai, alors que toi tu as perdu mon image, tu ne sais plus qui je suis. Mais qu’en sais je, tu as peut être versé cette rencontre au stock des histoires à se raconter entre cerfs biches et lapins les soirs de pleine lune et nos images attendent d’être collectées par un de tes semblables. Il n’est peut être pas besoin de sels d’argent ou d’octets pour garder la mémoire. Va savoir le cerf, va savoir jusqu’où volent les pixels des images volatiles et égarées. Le Puligny Montrachet est prêt au bout de l’univers pour une fiesta de nuit de pleine lune. J’en suis.
C’est très beau cette histoire de cerf qui vient dire au revoir, très beau de raconter le commencement. Merci Bernard pour cette histoire qui me touche, habitant près d’une forêt, je ne peux que reconnaître la magie d’en voir un de si près. Merci pour cette lecture du matin.
Merci Clarence; Je te vois dans ce zoom de mardi soir. On va finir par passer nos vies en zoom d’atelier. Bonne oirée.
oui nul (du moins je veux le croire forte de mon ignorance élevée au rang de doute) ce qu’il voit le cerf et encore moins ce qu’iil ressent, sauf quand à sa fuite fulgurante on sait qu’il a saisi un danger, mais oui aucun humain normal ne peut le voir ainsi sans retenir son souffle
Merci Brigitte. Tu me donnes l’idée que ce texte devra être fulgurant. Y’a du travail !
tu nous saisis par la manche et tu ne nous lâches plus avec cette apparition magique, on est saisis oui, complètement, et on retient notre souffle
que pensait-il lui l’animal sauvage aux fesses brunes tachetée à ce moment-là, intrigué par les reflets et les bruits ?
il est venu en allié, pas de doute, en curieux
et tu nous le décris si doucement… c’est superbe !
Oh merci Françoise. Mes textes partent dans tout les sens mais le cerf va m’aider à m’y retrouver … Et lire ton doux commentaire fait du bien.