J’imagine que cela s’est passé comme ça, en tout cas ces éléments étaient réunis, la mèche de la bombe pouvait prendre feu. Il faudra aussi que je vous parle de sa sœur.
Elle regardait son petit frère consulter son téléphone, elle savait qu’il cachait quelque chose. Il y avait une attention dans ces gestes, elle sentait que c’était important. Pourtant il lui avait menti, il avait répondu, rien, je ne cherche rien, je surfe. Elle s’inquiétait déjà, elle l’avait toujours protégé d’eux, il fallait qu’elle sache, il lui dirait, elle le connaissait, ça le déborderait, il viendrait vers elle et il lui raconterait, elle patientait. Elle avait rédigé dix pages de son mémoire sur l’étranger de Camus, c’était une bonne matinée, elle levait la tête de temps en temps, il cherchait encore sur internet, vers onze heures elle a compris au bruit qu’il a fait avec sa bouche, qu’il n’avait pas trouvé et qu’il abandonnait. Elle savait qu’il allait venir vers elle, lui demander de l’aide.
— Tu travailles sur ton mémoire.
— Oui.
— Tu me diras quand tu auras cinq minutes.
— Maintenant si tu veux, j’en ai marre.
Il a pris du temps, il s’est gratté la tête et il a dit :— Tu crois qu’on peut porter plainte pour quelqu’un d’autre ?
— Tu veux porter plainte contre quelqu’un.
— Non pour quelqu’un.
— Je ne comprends pas.
— Si je connais quelqu’un qui souffre, qui subit une maltraitance, je peux porter plainte pour elle.
— C’est qui elle ?
— N’importe qui.
— N’importe qui. Non je ne crois pas, s’il y a un délit tu peux le signaler, s’il n’y a rien de visible, je ne vois pas ce que tu peux faire.
— Il y a un blog.
— Le blog de n’importe qui ?
— Très drôle.
— Qu’est-ce qu’il y a sur ce blog ?
— Un témoignage.
— Le témoignage de quelqu’un qui a vu un crime ?
— Non, un journal.
— Écoute, si tu ne t’expliques pas clairement, je ne peux pas t’aider.
Il s’est encore gratté la tête, il a soufflé légèrement et il s’est lancé :
— C’est une femme, une femme qui raconte sa vie, ce que fait son mari, comment il la traite.
— Il la frappe ?
— Non.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il l’humilie, il la traite mal, il l’insulte quelquefois.
— C’est tout ?
Après avoir dit ces mots, elle a eu un petit goût amer, elle regrettait cette phrase.
— Oui.
— Qu’est-ce que tu veux faire ? Et elle raconte ça sur son blog ?
— C’est ce que j’ai lu.
— Tu peux me montrer ?
Elle a cherché ses cheveux, sa main ne les a pas trouvés, elle a compris, d’un geste elle a remis sa main devant elle et elle a serré les deux poings. Elle a enregistré son mémoire, puis elle a ouvert une page google et elle lui a demandé le nom du blog, elle a saisi le nom qu’il lui a donné et le blog est arrivé en haut de page, elle l’a ouvert, son frère était debout, le visage au-dessus de son épaule, ils ont lu ensemble et en silence plusieurs pages, partant de la veille et remontant le temps, puis elle est revenu sur la page la plus récente.
— Qui c’est ?
— La femme chez qui j’ai fait du baby-sitting hier, elle n’avait pas fermé son ordinateur, qu’est-ce qu’on peut faire .
— Rien.
En elle, un petit ensemble mécanique complexe, fait de pignons, de courroies et de bielles couvertes de sang, s’animait en grinçant. Mais avant de poursuivre, j’aimerais que vous la compreniez. Ils ont été heureux dans cette maison, on le devine en regardant le grand pêle-mêle de photos accroché au mur du salon. Le père et le fils assis sur la plage, ils se tiennent de la même façon, les mains sur les genoux, lui il porte des lunettes de soleil, l’enfant est ébloui, il ferme les yeux. La famille au complet, eux quatre, près de la focale, ils grimacent et rient. Son frère tout petit, ange en tee-shirt bleu ciel. Sœur et frère, enfant, en pyjama, riant. Le père et les deux enfants, assis sur un banc, attendant, quoi, on ne le sait pas. Les deux enfants en imperméable et bottes en caoutchouc, adossés à un muret, posant au soleil d’un printemps. Le frère tout petit, barbe et bonnet de père Noël, s’appuyant sur la canne de la grand-mère. Elle assise derrière la table à manger, un bonnet sur la tête, elle a treize ans, ses longs cheveux sur les épaules. Le frère portant une casquette, il a six ou sept ans, il tient une coupe, il sourit, sur la photo qui suit est plus jeune, il est devant un trou fait dans le sable de la plage. Elle prête pour une soirée en famille, elle est belle, chemisier blanc, un jean, et ses longs cheveux noirs qui lui arrivent presque au coude. La mère seule qui pose, en tenue de randonnée. Elle qui a sept ans, ses cheveux en natte. La mère et la fille, elle a quatorze ans, ses cheveux flottent au vent, elles ont toutes les deux une écharpe et un pull, plus loin, la plage, la mer. Le frère seul, il a dix ans, encore le frère mangeant une crêpe au goûter. Le père qui porte son fils sur ses épaules en marchant dans une rue.
Je devrais vous parler du père aussi, mais je crois que la maison en dirait plus. La maison est rue Voltaire, c’est une belle meulière du quartier bourgeois de la ville, le quartier qui a les meilleurs résultats scolaires, là où les femmes sont souvent belles et plus jeunes que leur mari. On y voit de belles berlines allemandes, souvent noires, et de mignonnes petites citadines colorées, tous ces véhicules sont bien entretenus. Quand les enfants arrivent à l’âge du collège, les parents font souvent le choix du collège privé. Ils payent un professionnel pour assurer le suivi des devoirs, ils ont autre chose à faire, un travail souvent payant et prenant. Ils profitent de leurs enfants, sans en avoir les contraintes, ils attendent des résultats et les enfants et les professeurs sont avertis. Il pensait être tranquille, elle était prise dans un grand lycée parisien, cela l’avait conforté dans son choix. Elle savait ce qu’il attendait en retour; il payait le studio et le quotidien, mais elle devait travailler sérieusement. Le premier trimestre les résultats n’avaient pas été à la hauteur de ses attentes, il l’avait prévenu. Au cours du second trimestre, les notes se sont encore dégradées, quand elle est rentrée pour les vacances de Pâques, ils se sont fâchés, il a voulu une explication, elle n’a rien dit, elle le regardait comme un étranger. Un soir chez des amis dont le fils était à Paris, on lui au détour d’une conversation apprit que sa fille s’amusait bien à Paris, il a fait semblant de le savoir. Il a vu les images sur Facebook de sa fille dansant dans des boîtes de nuit. Elle est rentrée fin juin, le soir de son retour, il avait appelé son frère, elle dormait, ils sont entrés dans sa chambre et ils ont pris ses cheveux. Il n’existait plus pour elle, elle le haïssait, il le savait, mais il avait fait ce qu’il devait, il ne le regrettait pas.
Comme ça fonctionne admirablement… Merci de ce début fracassant en marche arrière, le déroulé est vraiment là malgré / avec les sauts de temps et de personnages. Quel encouragement pour tenter de suivre,
oui un léger vertige parfois mais qui impose de suivre, de continuer, de vouloir comprendre