Abordons maintenant la sortie définitive de notre personnage.
Il s’était décidé, guidé par quelque chose, il ne savait pas trop quoi, à sortir de chez lui. Sortir, pour aller où ? Il l’ignorait. Il se souvenait de ce prof de français, maigre comme une branche desséchée, qui souriait grassement, et il avait bien envie d’aller voir, du côté de son ancien collège, s’il enseignait encore. Il faisait beau. Il voyait bien, par sa fenêtre, qu’il faisait beau. Près de 96°F. Il faisait un temps splendide. Oui, il faisait beau. Très beau, même. Le ciel était bleu. Les oiseaux ne chantaient pas. Les voitures ne passaient pas. La végétation était cramée. Un désert plein de cadavres, de ruines et de désolation. A quoi bon sortir ? Pourtant, il le fallait. Sortir. Définitivement.
Comment y aller ? Que fallait-il ? S’habiller, d’abord. Trouver des fringues où entrer. Des chaussures fonctionnelles. Qui ne font pas trop mal. Qui portent loin. Un haut-de-forme qui fait dire aux gens : « Voyez, c’est un monsieur ! » Sortir, c’était ça, mettre ses chaussures et, avec courage, passer le pas de la porte. Dehors, ça hurlait. Un homme et une femme. Des disputes conjugales, probablement. Ce n’est pas si rare, dans notre monde, et pourtant, en face de vous, les couples sont tous souriants. Les histoires d’amour se passent toujours bien. Sans ça, plus personne n’aurait envie de quitter son célibat. On ne fonderait plus de familles. Il en avait plein les oreilles des disputes de ses parents. Elle qui le rabaissait. Lui qui la rabaissait. Elle qui le menaçait. Lui qui lui donnait des coups. Un homme qui prie, qu’ils disaient tous. Et, évidemment, l’expression de regrets. Si seulement je n’avais pas eu d’enfants. J’ai tout abandonné pour venir dans ce pays. Si seulement il n’était pas né. Il fallait sortir, définitivement. On abaissera la poignée de la porte. On tirera la poignée de la porte. On franchira le pas pour ne plus revenir. Plus jamais.
Elle le regardait ouvrir la porte. Ses yeux verts le fixaient intensément. Elle aurait bien miaulé, pour le retenir. Elle ne pouvait pas vivre sans lui. Mais elle ne savait pas miauler, sauf quand elle voulait sortir dans le jardin, ou qu’il lui donne la chaise où il était assis. Elle aimait, dans le jardin, attraper les papillons, les assassiner. Elle attendra son retour. Elle dormira, pour que le temps passe, jusqu’à son retour. Elle se laissera mourir jusqu’à entendre la porte s’ouvrir, à nouveau.
Il avait fait l’effort de sortir, de mettre un pied devant l’autre, d’avancer jusqu’au portail, d’ouvrir le portail, de refermer le portail, de se retrouver dehors, devant le portail, dans la rue, et jamais il n’avait pensé à faire marche arrière. Où aller ? Quelque part. Peut-être retourner à l’intérieur, finalement. C’est plus rassurant. Ou aller au collège, retrouver son prof de français, monsieur — comment s’appelait-il déjà ? — il avait oublié son nom. Celui qui riait grassement alors qu’il était maigre comme une branche desséchée. La veille, une de ses questions lui était revenue : « En quoi, pour vous, une Bibliothèque municipale, c’est une entreprise ? » Le collège ne s’était jamais opposé à ce qu’il fasse un stage en entreprise dans une Bibliothèque municipale qui, par nature, n’est pas une entreprise. Il n’y était pour rien si on ne lui avait pas expliqué. Mais maintenant, après dix-sept ans, il avait enfin sa réponse. Mieux vaut tard que jamais. Il espérait, sans trop d’espoirs, qu’on accepterait de réhausser sa note. Qui ne tente rien n’a rien. Et peut-être pourrait-il, au passage, demander s’ils ne cherchaient pas un surveillant, histoire de trouver un taf, pour ne plus subir les jugements de l’entourage.
Il avait fait l’effort de sortir, de mettre un pied devant l’autre, de se perdre, loin de chez lui, quand soudain, la porte de la maison située à droite de la sienne s’ouvrit violemment, libérant un homme, visiblement affolé. C’était le voisin. Il était poursuivi par la voisine qui, sans nul doute, était en colère. Elle avait les cheveux en bataille et, sur sa face, elle affichait une grimace hideuse. En poursuivant son mari, elle hurlait des paroles incompréhensibles, en arabe tunisien. Le lecteur, peu attentif, se demandera comment il est possible que notre personnage, pourtant d’origine syrienne, soit incapable de comprendre l’arabe tunisien. Je lui dirai de se référer aux pages précédentes où il est clairement écrit que le seul arabe qu’il connait, c’est l’arabe syrien. Elle arriva vers eux, et alors que le voisin était entré dans sa voiture, prêt à s’en aller, elle ouvrit la portière, le prit par l’oreille et le pinça très fort. Il hurlait de douleur, et elle, elle hurlait avec colère des paroles en arabe tunisien, incompréhensibles. Plus il hurlait, plus elle le pinçait fort, et parfois, elle l’attrapait par les cheveux, et elle lui écrasait la tête contre le volant de la voiture qui ne voulait pas démarrer. Alors plein d’effroi, notre personnage se précipita chez lui.
Il fallait sortir, définitivement, tout laisser derrière soi, ne plus revenir.
Cinématographique et très accélérée, toute la scène – un drame – en devient comique, malgré elle, quelque chose de Buster Keaton donc. J’aime ça !
Merci ! Oui, j’ai essayé d’écrire un texte plus comique que d’habitude
Bravo Jad, merci pour cette histoire.
Merci !
Mais oui, c’est tout à fait juste de parler de comique. Mon sens trop consciencieux du drame m’a empêché de l’apercevoir. Je pense dès lors à Dostoievski ou même à Gogol.
Il y a un mélange des deux. Mais j’ai voulu qu’il y ait une importante tonalité comique.
je me suis laissée porter par ton flux, par l’angoisse de ce personnage qui ne sait pas s’habiller, qui ne sait pas de quoi il a l’air, mais je me suis demandée tout au long de la lecture comment diable cette consigne #11 t’avait fait écrire un texte pareil ?!
tu me diras… !
C’est ce sentiment de ne pas arriver à sortir de chez moi, de toujours revenir au point de départ. Des souvenirs liés au voisinage. Certains évènements récents (notamment avec le collège). Ma récente lecture de Beckett a dû jouer un rôle aussi.