Comment sont-ils arrivés là ? Avant ça, il faut dire qu’on ne se s’installe pas dans une grotte par plaisir, on s’y installe parce qu’on n’a pas le choix de faire autrement. Mais avant d’expliquer comment ils en sont venus à habiter dans cette grotte, il faut raconter l’histoire du père, celui qui faisait la vie. Le père bossait par-ci par-là, il donnait des coups de main, c’était un touche-à-tout mais ce qu’il touchait il ne le touchait pas longtemps, un manoillon, comme on dit par chez nous, quelqu’un qui rend service mais en qui on ne peut pas faire confiance, parce que dès qu’il avait quelques sous en poche, le père, c’était comme s’il était millionnaire, il montait à Fribourg ou il descendait à Yverdon ou à Lausanne et il menait la vie, la grande vie avec boissons, femmes et casinos, on ne savait pas trop ce qu’il faisait et on ne voulait pas savoir mais quand il revenait il n’avait plus un rond et plus un patron ne voulait de lui parce qu’il salopait le travail et qu’il avait mauvaise réputation, alors c’était sa femme qui ramenait comme elle pouvait de quoi nourrir les quatre enfants, mais il fallait les élever, ces enfants, et ça ne se fait pas tout seul, alors on a demandé à la grand-mère d’aider mais ça ne suffisait pas pour vivre et on se demandait chaque mois comment on ferait pour le loyer et un jour on n’a pas pu et on a dû se résoudre à s’installer dans cette grotte, mais avant de parler de ça, il faut dire ce que c’était que les Canè à Dzoliè avant les Jolliet : une cavité dans la molasse et à côté le début d’un trou, voilà ce que c’était, pas vraiment une caverne ni l’entrée d’un labyrinthe, seulement un abri, un endroit où les bêtes entraient puis ressortaient, un lieu que les humains ne fréquentaient plus depuis longtemps, même si l’orée du bois n’était pas loin, mais c’était dans la pente, on risquait de basculer en descendant et de se fracasser tout en bas, dans le lit de l’Arbogne et le lit de l’Arbogne est un lit trop rugueux pour y dormir à l’aise, alors on n’osait pas trop s’aventurer près de ces grottes, surtout que des grottes, dans le coin, il y en avait d’autres, plus spacieuses et plus faciles d’accès, mais ceux à Jolliet avaient besoin — c’était le père qui l’avait dit dans un moment de lucidité — d’un lieu où personne ne viendrait les emmerder — c’était le mot que le père avait employé — et les Canè à Dzoliè étaient suffisamment loin de tout pour qu’on ne vienne pas — ce on, dans la bouche du père, on ne savait pas trop qui c’était, les gendarmes peut-être, ou des gens à qui il devait de l’argent — les débusquer, c’est pourquoi ils se sont installés là, mais avant de raconter comment ils sont arrivés, il faut encore dire que le père, quand il rentrait soûl, on en avait peur, qu’on se cachait sous la couverture pour qu’il ne nous voie pas, que la mère ne pouvait pas toujours esquiver les coups et qu’elle ne disait rien mais que les enfants, non, il n’avait jamais porté la main dessus, même si Florida, une fois, avait bien failli s’en ramasser une et que ce père, elle préfèrait quand il menait la vie à Yverdon ou même à Genève, paraît-il, que quand il revenait et que si on n’avait pas un sou c’était de notre faute et pas de la sienne et que si on n’avait plus le choix, qu’il fallait aller habiter dans une grotte, on n’avait à s’en prendre qu’à nous-même mais qu’on savait que s’il n’y avait pas eu ce père-là, jamais on n’aurait dû aller habiter dans une grotte, mais cette histoire du père non plus on n’a pas envie de la raconter, alors on va quand même en arriver au moment où on s’y installe dans cette grotte mais pas tout de suite, on n’est pas encore prêt à dire tout ça.
La dégringolade d’une famille dans la misère est très bien racontée. C’est un scénario si crédible qu’on ne sait pas comment le lire sans se sentir coupables collectivement d’un tel bourbier social et familial. Le courage des femmes, l’immaturité de l’homme et sa fierté mal placée. Tous les ingrédients de la violence conjugale et la garantie qu’il y aura des séquelles et même des morts si personne ne s’interpose dans l’engrenage. Que faire d’une histoire aussi sordide. Elle me fait penser à la chanson Qui a tué Davy Moore..https://www.youtube.com/watch?v=TYcPOzo9NbE
Comment chasse-t-on le malheur dans un livre ? https://www.youtube.com/watch?v=joCO3v60TdI