Tu ne voudrais pas qu’on dise que tu as trahi le Réseau. Qu’on le dise ou qu’on le laisse entendre. Encore moins qu’on l’écrive dans un livre. On commence déjà à l’insinuer sur les Nœuds Secondaires que le Réseau vient d’annexer et qui colportent maintenant les narratifs de sa propagande. On sous-entend que tu as trahi, on le suggère sans vraiment le dire avec des paroles insaisissables comme ces poissons dont les reflets glissent sous l’eau. Tu sens que si tu répondais tu ne pourrais pas vraiment te défendre, que tes mots seraient retournés contre toi, tu sais que le poison de l’insinuation laissera ses traces indélébiles. Pas de fumée sans feu, dira-t-on. Tu ne voudrais pourtant pas qu’on laisse croire un seul instant que tu es un traître. Parce que tu n’as jamais trahi le Réseau. Ni quiconque. Tu t’es éloigné doucement oui tu t’es éloigné quand tu as senti venir le virage autoritaire tu voulais être libre autant que faire se peut. Tu ne reconnaissais plus les belles rêveuses et les tranquilles stratèges avec qui tu avais imaginé un monde meilleur. Tu ne reconnaissais plus tes camarades, leurs visages s’étaient allongés, ils te regardaient d’un air accusateur. Même Rod se méfiait de toi. Pourtant tu n’as jamais trahi. Tu n’as jamais donné de noms. Tu voulais toujours la révolution, tu voulais toujours saborder les organes du pouvoir, mais pas pour les remplacer par un autre pouvoir, aussi autoritaire ou presque. Tu t’es isolé, tu t’es égaré dans la multitude, tu t’es perdu dans les rues de K. Peu après tu t’es rapproché des Franges Libertaires. Et tes ennuis ont commencé.
Tu ne voudrais pas qu’on interprète ta relation avec Rod. Tu ne voudrais pas qu’on écrive n’importe quoi à ce sujet, qu’on se laisse emporter par un flux de mots que tu ne pourrais pas contrôler, par des hypothèses que tu jugerais trop sentimentales ou trop machiavéliques. Tu ne voudrais pas qu’on entre dans les détails de votre long voyage de Ljubljana à Tcov, tu ne voudrais pas qu’on épilogue sur les raisons de son ratage, un ratage complet, mais dont Rod n’est nullement responsable. Tu ne supporterais pas qu’on le mette en cause. Il n’y est pour rien. Ce n’est pas de sa faute si le Réseau avait perdu de son influence dans les steppes interminables. Tu ne voudrais pas qu’on revienne sur les longues matinées où il a parcouru les allées de Long Mercy Camp à ta recherche dans les dédales du marché et encore moins qu’on raconte vos retrouvailles. En réalité tu ne voudrais pas qu’on écrive quoi que ce soit sur ta relation avec Rod. Mais tu sais bien que c’est impossible et ça te fait enrager. Parce qu’au fond tu sais que si rien n’est écrit de votre histoire, de votre longue traversée vers l’Est, de vos rendez-vous manqués dans K., de l’émotion qui t’a saisi quand tu l’as revu, il manquera quelque chose d’essentiel au livre en train de s’écrire. Mais tu ne fais confiance à personne pour écrire votre histoire d’une certaine façon, de la façon qu’il faudrait…. tu ne saurais pas décrire cette façon–là mais tu la reconnaîtrais immédiatement en la lisant. En tout cas tu ne fais a priori confiance à personne pour écrire votre histoire.
Tu ne veux pas non plus qu’on prétende que tu as approché L. parce qu’elle est la nièce de Liú Cheng. C’est cette accusation qui te blesse le plus même si elle présente sans doute moins de risques pour ta sécurité. Tu n’as pas voulu embaucher L. dans ton service. C’est Liú Cheng qui t’a forcé la main, il voulait donner un coup de pouce à sa nièce adoptive (tu ne sais toujours pas ce que recouvre exactement ce terme). Tu ne voulais pas élargir ton équipe, pas tout de suite, tu avais déjà assez à faire avec les trois jeunes ingénieurs que tu dirigeais. Tu savais très bien que la South Bay Union voulait percer les secrets de l’algorithme dont tu lui avais vendu l’usage pour une petite fortune, tu savais très bien que les trois ingénieurs passaient une partie de leur temps à essayer d’en comprendre les tenants et les aboutissants. C’étaient des gars brillants mais ils n’avançaient pas, ils avaient tous été formés et formatés à la prestigieuse Digital High School de Shanghaï. Ils raisonnaient tous de la même manière, Ils piétinaient dans leurs travaux tant et si bien que les dirigeants de la South Bay ont décidé d’introduire un élément disruptif (à ce moment-là on employait encore ce mot) pour accélérer les recherches. Et Liú Cheng a décidé que l’élément disruptif serait sa nièce. Tu as accueilli L. avec une courtoisie surannée, forcée, tu voulais rester neutre, ne pas montrer ton agacement, ton hostilité à sa venue. Tu la regardais à peine alors qu’assise en face de toi, elle t’écoutait attentivement lui présenter ses missions à venir. Ton instinct devait pressentir qu’il y aurait danger à croiser son regard, alors tu gardais les yeux fixés sur les maps que tu lui montrais. Sa voix, tu n’aurais pas dû l’entendre non plus, lorsqu’elle t’a posé quelques questions sur son travail qui t’ont semblées ingénues de prime abord et cependant terriblement précises. Au déjeuner d’accueil, tu es intervenu a minima, tu laissais L. se débrouiller avec les questions des trois gars sur son parcours, elle savait si bien s’abriter de leur curiosité en les faisant parler d’eux-mêmes. Tu étais déjà frappé par sa grâce, par sa vivacité d’esprit. Tu te sentais rougir dès que tu entendais sa voix.
Pourtant tu ne voudrais pas non plus que disparaissent ces instants, leurs fulgurances… tu voudrais qu’il en reste une trace…. Alors parfois tu murmures écris donc… je ne sais pas si j’ai bien entendu après tout tu es l’autrice, écris donc ce que tu veux… tu rectifies enfin ce que tu peux… mais je sais bien que si je travestis ta réalité d’une manière ou d’une autre, tu ne te laisseras pas faire. Je ne crains pas tes représailles, ni ta violence… tu as abandonné toute violence depuis longtemps. J’ai seulement peur que tu t’évanouisses entre mes lignes.
A l’aise avec les éléments disruptifs dans votre écriture. Et je ne crains pas trop que vos personnages s’évanouissent dans cette narration très dense et informée. Plaisir à vous lire.
Merci beaucoup Marie-Thérèse, je suis touchée par votre retour et heureuse que ma narration vous ait intéressée.
c’est de plus en plus doux au fil du récit, de plus en plus émouvant, du moins pour moi
point par point le personnage nous dit qu’il ne veut pas mais qu’en même temps il ne peut se défaire de ce qui fait l’histoire et sa propre histoire dans la grande histoire, et il finit par donner le droit de dire à l’autrice narratrice, à toi… n’importe, on a envie de savoir où ça se tiendrait tout ça dans le roman…
très beau et comme une rumeur d’impossible émotion…
Merci tellement Françoise pour cet écho qui me donne à penser car ce n’est pas la première fois que tu relèves une douceur dans mes textes, douceur qui n’est pas du tout délibérée… Ton retour me donne un autre éclairage sur mon personnage et quelle belle expression « une rumeur d’impossible émotion » !