Ça s’est passé après la dernière scène. C’est sorti d’un élan, impossible à ignorer. Elle avait pensé le griffonner au dos des pages de l’album de photographies qu’elle regarde dans la remise à distiller, mais non, elle le dit avec la bouche. Elle le dit sans crier. Elle dit non.
Elle dit qu’elle n’est pas une vision de l’esprit de l’auteur, qu’elle n’a rien d’une apparition. Elle dit qu’elle est femme. Elle dit qu’elle ne veut pas quitter la maison qui était la sienne. Elle veut demeurer au tranchant de la vie de la mort alors qu’on essaie de la confiner dans l’ombre de la cuisine ou dans la chambre secrète du grenier. Non. Elle veut continuer à marcher dans les jardins, à vibrer avec la campagne qu’elle a aimée. Et elle veut rêver autour des années écoulées après elle. Le futur enflamme ses rêves, c’est comme un appel. Donc elle refuse d’être considérée seulement depuis l’époque où elle est née et d’être éternellement attachée à une histoire imaginée de toutes pièces. Non. Elle dit non. Elle refuse d’être emprisonnée dans le carcan d’une famille, cantonnée à l’espace d’une province où personne ne se rend. Elle ne veut pas qu’on dispose d’elle comme ça arrange à mesure des chapitres. Elle accepte, dans une certaine mesure, de jouer le jeu, de servir le récit, mais apitoyer les gens avec trop de peine et de souffrance, ça non. D’abord tout le monde en a son compte, c’est fatal, les accidents, les maladies, les mauvais destins. Et aussi ces fardeaux qu’on a envie de balancer dans le précipice. Mais elle ne veut pas être douloureuse. Elle ne veut pas être morte. Elle ne veut pas en rester là. Elle veut qu’on lui donne le temps de découvrir les villes qui ont poussé entre deux déserts, d’explorer les lisières de pays plus riants ou déroutants. Elle veut suivre jusqu’au bout les méandres de la vie, de la mort, ceux puissants de la joie, de la douleur. Pourquoi la repousser dans les ténèbres ? Pourquoi la condamner au seul souvenir de Jude ? Tout de même on ne peut pas lui faire ça.
Un peu de son corps réside en cette demeure construite il y a deux siècles et un peu de ses cendres a germé dans le corps de celles nées plus loin. Au fond elle a montré le chemin, l’endroit du renversement, du bouleversement comme d’autres ont dû le faire avant elle. Elle s’est élevé contre ses frères, contre les idées reçues, ça c’est vrai, et elle s’est mariée sur le tard. Et alors ? Maintenant elle dit qu’elle veut intervenir sur ce qui s’écrit. Elle veut pouvoir prononcer les noms de ceux qui ont compté sans se justifier du pourquoi du comment, revendiquer pour eux une juste place. Siméon par exemple, elle souhaite pour lui une existence douce en dépit de ses énervements. Surtout que les moqueries cessent, une exigence, et sans doute qu’il pourrait être soigné, soulagé. Enfin, avant d’inventer n’importe quoi ou de rapporter des ragots, on doit chercher à savoir mieux qui elle est, prendre en compte sa respiration à elle, aller au profond de la douleur qui encercle ou de l’extrême bonheur sans crudité ni brutalité, au besoin trouver un moyen de ponctuation ou de décalage du texte pour mieux le montrer, laisser des espaces vides, insérer des signes, user de tirets ou de points de suspension qui en disent long, changer de police, de style, de bloc, se permettre des sauts dans le vide.
Photographie, ©Françoise Renaud – terrasse, août 2023
au début j'ai donné la parole au personnage -- beaucoup l'ont fait d'ailleurs pour cette proposition... et puis je suis revenue sur ce choix, je l'ai laissée s'exprimer sous son nom dans le roman, à savoir "elle"... oui c'est elle, elle ne veut pas mourir et elle ne veut pas en rester là... merci pour votre passage...
« elle ne veut pas être douloureuse, elle ne veut pas être morte. Elle ne veut pas en rester là » (c’est le nerf central je crois)
merci Christine pour ces partages depuis quelques temps et pour nos échanges
ai eu du mal à poser ce texte, il n’est pas tout à fait tel que je le voudrais, je vais y revenir… toujours si long de trouver la bonne forme…
Garder le « elle » c’est aussi se donner la possibilité de continuer ce dire, cette revendication au fil du roman…
« Elle » me plait bien…
tant mieux! ça me rassure et ça me dit que c’était cela qu’il fallait, continuer à utiliser ce pronom pour « elle », personnage réel et vivant qui m’est apparue telle une figure de proue
merci Claudine pour cet écho
J’aime ce » Non. » Ferme, posé, vibrant. J’ai l’impression de l’entendre. J’aime la liberté de ce personnage qui ne veut pas être cantonnée dans le douloureux, dont « le futur enflamme les rêves », qui en appelle s’il le faut à une nouvelle ponctuation, à une nouvelle typographie pour respirer à sa mesure.
Tu sais que je suis particulièrement attentive à tes retours, surtout sur ce cycle qui nous a fait nous accompagner fidèlement…
Comme je le disais plus haut, j’ai le sentiment de ne pas avoir abouti formellement ce que je voulais faire. C’est toujours une histoire de musique mais tu me confortes dans cette piste aussi, celle réclamée par cette femme de pouvoir visiter d’autres villes, d’aller au-delà de son propre temps… et bien sûr on en réfère à tout ce qui nous est offert dans le mode d’écrire pour y parvenir
Mais il va falloir que j’y revienne…
Merci Muriel d’être venue jusqu’ici
J’aime ce personnage qui dit non, qui parle de vie, de futur, qui affirme ses désirs, qui pense que cela pourrait être autrement pur elle, pour les autres aussi. Et puis cette affirmation réjouissante et forte : « Maintenant elle dit qu’elle veut intervenir sur ce qui s’écrit. » J’adore. Et aussi en fin de ton texte comment le travail d’écriture, de ponctuation pourrait participer à dire de façon plus juste cette émancipation du personnage par rapport à celle qui écrit. C’est vraiment réussi.
mais quel plaisir de se suivre au cours de ce cycle, de se coudoyer, de s’épauler
oui désir encore de travailler ce texte à la lueur des commentaires, de lui donner plus d’ampleur, tous vos mots me disent que ça vaut la peine…
à poursuivre notre compagnonnage…
oui au non et oui au désir de ne pas être morte, pour rester elle telle qu’elle est et non telle qu’on la dira
quel magnifique écho à ce texte
on ne pourrait pas mieux dire
et tellement contente de te retrouver là, si attentive et si sensible…