Il oublia Vienne. Le nom quand il l’entend ne correspond plus au nom qu’il souhaiterait entendre. Il est voisin, familier, c’est le visage du cousin, du frère même de celui qu’il attend, la ressemblance touche, perce le cœur d’une seconde d’espoir d’autant plus cruel qu’on le sait par avance fruit d’une déception, comme quand on aperçoit, dans la vitre d’un train, le sosie fugace d’un ami mort… ça ressemble, mais point assez pour s’y laisse prendre, c’est le chant des sirènes. Comment rentrer quand il n’y a plus de ville qui porte le nom du retour ? L’adresse de la maison où l’on naît s’inscrit à l’intérieur de nous et quand il arrive de croiser une rue portant un nom identique, les souvenirs affluent, mais s’ils se retournent vers ce point de départ, ils ne trouvent plus de porte ouverte : les numéros se sont effacés, ou bien la forme des fenêtres ou encore les petites plantes qui s’ingéniaient à crever le bitume des trottoirs ont disparu. Le nom de Vienne est un mirage dont il sait se méfier. On moque bien assez déjà sa simplicité. L’instant de l’oubli fait le bruit de l’obturateur d’un appareil photo. Ainsi, pour l’heure, il demeure assis dans le Parc des Docteurs. Dans ce pays, on trouve des statues assises sur les bancs, qui représentent des figures importantes de la vie de la cité se livrant à des activités coutumières. Telle lit le journal, telle autre nourrit les oiseaux ou se contente de humer l’air pur du matin. Son immobilité granitique ne dépareille pas cet art urbain. Il ne bouge pas un cheveu et les enfants viennent s’asseoir auprès de lui ou bien trouve derrière son ample carrure une cachette parfaite pour gagner au jeu ou échapper au regard distrait de leur nounou. Sa tête est pleine du vent doux d’avril qui souffle en emportant des milliers de petites particules blanches. Il n’entend pas les enfants crier : « Il neige ! Il neige ! » en riant de plaisir, ni la dame allergique qui éternue à plusieurs reprises sur le banc d’en face avec un juron différent à chaque fois. Il est possible qu’il dorme. Il s’endort de plus en plus fréquemment, pour des périodes de plus en plus longues. Il finit par le comprendre quand il s’éveille. Cela n’arrivait pas au Sérail où la vie était bien réglée. Il est seul à présent, même s’il se souvient des recommandations de Selim et du visage de la Soigneuse qu’il reconnaîtrait entre mille. Il est seul depuis que le nom qui lui permettait de revenir lui a faussé compagnie. C’est l’eau de la fontaine qui le réveille. Le sommet des arbres. La neige ! Des flocons soyeux pris dans ses cils. La crasse de ses habits de voyages disparue sous la fine couche de blanc pelucheux. Son cœur bat amplement. Le printemps souffle un air à peine tiède. Il s’était endormi, là, sur la margelle d’un grand bassin vide dans la nuit. Il est presque arrivé. Au milieu du bassin, une petite fille de bronze lit un livre, des dizaines de robinets, enchâssés dans le promontoire sur lequel elle est juchée, coulent de minces filets d’eau. Un chien regarde son livre. Les particules flottent par milliers dans le soleil, les arbres neigent sur lui, couvrent l’herbe verte et le bassin d’ombres fraîches et de cette manne blanchâtre, qui dépose une fine moustache sur la lèvre de la princesse des robinets. Après les jours de conduite, les semaines sans sommeil, les postes-frontière traversés en roulant au pas, si bien qu’on ne sait plus de quel côté on se trouve, la veulerie hargneuse des petites frappes qui bornent, sans surprise, les voyages dans le genre du sien, il est presque arrivé. Si l’on pouvait choisir, il aimerait que la mort soit cet instant, le plus vivant qu’il ait connu, pris dans le battement de ses paupières encore lourdes. À ce moment de son voyage, il a déjà beaucoup oublié — dix ans de guerre, dix étés, dix hivers et le retour impossible… Dans son rêve, il ouvre une large paume sur le lourd porte-clés oblong de la chambre 116, les yeux du groom de l’Hôtel Bulgaria s’élargissent comme des soucoupes, il va s’en saisir, mais la grosse main se referme. La petite clé d’or qui pend à son poing est un bijou barbare — . Un éternuement magistral envoie voler sa mince couverture de pollen. Une dame assise sur un banc, mouchoir à la main, pose sur lui un regard plein de sollicitude. Il frappe ses habits durcis par la saleté pour les débarrasser du reste. Il est presque surpris de ne pas sentir le poids du porte-clés dans sa poche. Mais cela ne veut pas encore dire qu’il ne s’y trouve pas. De l’autre côté du parc, l’Hotel Bulgaria attend. Il est presque arrivé quelque part.