Elle dit : Ma fille, je l’adore et elle m’adore. Elle dit : Elle s’est élevée toute seule, jamais un cri, elle ne pleurait jamais. Elle commence : Quand elle était petite. Puis elle s’arrête. Elle prend la feuille. Elle veut prendre ses lunettes, elle les cherche dans l’étui bleu (Elle pense : Je ne sais pas d’où il vient celui-là, je lui dis C’est moi qui te l’ai donné. Elle dit : Ah bon ? Elle oublie ce détail très vite). Elle trouve l’étui, elle l’ouvre, elle écarte les branches de ses lunettes, elle lit. Quelques phrases. Elle s’arrête de lire, elle reprend : Quand elle était petite, je suis allée acheter un martinet, j’ai fait tous les magasins pour le trouver. Il n’a jamais servi. Elle se tait. Elle se remet à lire. Elle dit : De quoi ça parle ? Tu sais, moi je ne comprends pas tout. Ta mère (Elle parle d’elle à la troisième personne, comme les rois, comme les fous), ta mère, elle n’est pas allée à l’école, c’était la guerre. Le certificat d’études, je l’ai eu sur ma bonne tête. J’étais la chouchou. J’ai toujours été la chouchou. On m’a aimée, tu sais. J’ai eu de la chance. Partout on m’a aimée. En classe, j’étais assise devant, elle (l’institutrice) s’arrêtait, elle me disait : Est-ce que tu as bien compris ? (changeant sa voix, la faisant plus aiguë, plus geignarde) Non, mademoiselle. Et elle m’expliquait une deuxième fois. Moi j’étais contente. Son frère était dans un camp, et moi aussi. Elle le savait que le mien était dans un camp, tous les deux prisonniers de guerre. Je lui tenais la main pendant toute la récréation. Toujours collée à elle. (reprenant la feuille) Tu le racontes ça ? Tu n’as pas besoin de le dire à tout le monde. Les gens n’ont pas besoin de savoir. Moi je ne fais pas d’histoires, je n’aime pas les ragots, tu sais comment elle est ta mère. Tu parles de Mariano ? (elle lit les phrases où je raconte Mariano, je crois qu’elle ne comprend pas bien ces phrases, mais rien que de voir le nom de Mariano écrit, elle sourit, comme si le nom écrit donnait à Mariano, trois-quarts en cuir, le journal sous le bras, une présence réelle, là, maintenant, tout de suite, une existence réelle, là, maintenant, tout de suite) Elle dit : C’est bien. C’est vrai. Tu as vu sa photo ? (c’est moi qui la lui ai donnée, moi qui lui ai apporté les albums et toutes les photos) Tu dis qu’il était cordonnier ? Rue Labourse, on habitait rue Labourse, tu peux l’écrire, rue Labourse. Elle dit (à l’infirmière, à la doctoresse, à l’aide-soignante, nous sommes tant de femmes dans cette chambre) : ma fille aurait pu faire ce qu’elle voulait, elle est intelligente, mais elle ne faisait jamais ses devoirs, je suis allée acheter un martinet, j’ai fait tous les magasins pour le trouver. Il n’a jamais servi. Mes enfants n’ont jamais été battus, oh non, jamais, je n’aurais pas voulu. Pourquoi tu écris tout ça ? (montrant les feuilles). Les gens n’ont pas besoin de savoir. Tu parles de Rocca d’Arce ? Il faut dire à ton frère, quand il ira en Italie, de trouver un livre sur les premiers migrants. Ah, ça me ferait plaisir, vraiment. Les premiers migrants. Il a traversé les Alpes, mon père (Mariano) a traversé les Alpes à pied. Tout seul. Si pauvre, le pauvre. Là-bas, il ne poussait que des pierres. Maintenant il y pousse des fleurs. C’est touristique. Ton frère va aller là-bas. Il faut dire à ton frère d’aller là-bas. Tu diras à ton frère d’aller là-bas. Là-bas, il ne poussait que des pierres. Maintenant il y pousse des fleurs. Pourquoi tu écris plusieurs fois la même phrase ? Tu sais, ta mère a toute sa tête. Je n’ai plus mal aux genoux. Toute sa tête. La tête, ça va. Ça doit être terrible de perdre la tête. Je m’en rendrais compte si je perdais la tête. J’oublie les petites choses. Tu vois, j’oublie des choses en ce moment. Je suis un peu fatiguée. Mais si tous les vieux étaient comme moi. Je vais bien, j’ai toute ma tête. Pourquoi est-ce que tu écris ça ? Tu écris que j’oublie des choses ? Ah, non, j’ai toute ma tête. Ne me fais pas passer pour quelqu’un qui perd la tête. Je le saurais si je perdais la tête. C’est bien, c’est fait, on a vendu la maison (il y a presque un an maintenant). J’ai bien fait de venir ici (elle était obligée, contrainte par l’équipe médicale). Je leur ai dit : Je veux aller habiter près de ma fille (sa volonté n’a été qu’accessoire dans la prise de décision). J’ai bien fait. J’ai bien fait de garder le tableau. C’est moi qui l’ai ramené ici (c’est mon frère qui le lui a apporté). C’est un bel appartement (c’est une chambre). Je ne pouvais plus vivre là-bas (dans la maison). Je suis tombée deux fois (non, quatre). Quatre ? Je ne me souviens pas. Heureusement, j’avais la montre, j’ai appuyé dessus (elle n’avait pas de montre de sécurité, c’est moi qui ai prévenu les secours). Et mon col du fémur ? C’est incroyable, comme si je n’avais rien eu, comme neuve, tu sais pourquoi ? Parce que je suis tombée à l’hôpital (elle est tombée chez elle), et ils m’ont opérée tout de suite (mais peut-être que c’est elle qui a raison, son histoire à elle est plus jolie, un peu invraisemblable, mais plus jolie, surtout en ce qui concerne la chute, je devrais écrire son histoire telle quelle au lieu de m’entêter à la rectifier pour ce que je crois être vrai, qui n’est vrai que dans mon esprit, différent du sien, ou bien c’est à cause de ça, parce que mon esprit est différent du sien, et en même temps si proche du sien, collé au sien, à lui tenir la main toute la récréation, que j’écris).
Bouleversant! Plus rude que le texte précédent. Cinématographique aussi, maintenant que j’y pense, ton écriture est musicale et cinématographique. C’est fort!
Merci beaucoup Gilda (tant et tant de mercis)
Christine, quelle scène et quelle confrontation, et comment écrire sa mère, sacré question, tu la malaxes et ça aide celles qui ne savent pas le faire, ne peuvent pas et qui se nourrissent de ce que les liens peuvent – ceux des autres – un peu démêler les leurs propres, ça éprouve et ça émeut,
Merci beaucoup Catherine (vraiment)
c’est super cette façon directement qu’elle a de « rectifier » ton histoire… tu as trouvé le biais avec cette consigne, quelque chose se passe en plus…
et puis tu rends parfaitement bien compte de ce « rabâchage », de ce » ne me fais passer pour ce que je ne suis pas… » etc
on voit tellement bien tout ce qui arrive, là…
Merci Françoise ! (oui, c’est elle qui me rectifie sans arrêt, et c’est là que les concepts réel versus illusion font une sorte de grande fiesta :- ))
tu dis si bien (un peu trop – non je corrige – bien simplement ça accompagne, pour qui cela touche un point sensible) – baci
Merci Brigitte ! (c’est drôle, au sens d’étrange, que ce texte puisse toucher « en dehors » de moi, car il est très intime, très quotidien, mais au final partageable donc) (on est tous toutes sur la même barque, ça éclabousse : -))