« Ceux qui rêvent de jour sont dangereux, car ils sont susceptibles, les yeux ouverts, de mettre en oeuvre leur rêve afin de pouvoir les réaliser. » Lawrence d’Arabie.
Ulysse regarde autour de lui. Il croyait cette cave imperméable au temps, il la pensait immuable, hermétique, indestructible. L’enfant qui dort par terre le croit. L’homme qui se revoit enfant dormir par terre le croit aussi. La pièce, pourtant, est plus petite que dans son esprit. Évidemment, en grandissant, le rapport du corps avec l’espace change et les mesures qui s’étalonnent par la longueur des bras, l’épaisseur des mains, la finesse des doigts, ces mesures changent d’échelle. Mais ce n’est pas que ça, la pièce est plus petite parce que ses souvenirs se sont comprimés. Ils sont plus denses, plus lourds, ils manquent d’air et de légèreté. Ce sont des souvenirs morts, ils ne respirent plus.
Debout à côté du circuit du train électrique, il voit de haut tout ce que l’enfant a patiemment construit. Comme s’il était un soleil, comme s’il était un oeil omniscient. Il embrasse en un regard toute l’étendue de l’imagination de l’enfant, mais il a du mal à distinguer le décor qui est gravé dans sa tête. Les piles de livres ne sont pas les immeubles d’une cité urbaine, le château-fort n’a rien d’une usine crachant des panaches de fumée blanche, les chevaliers et leurs chevaux paraissent démesurés dans ce décor. Et la forêt, avec ses reproductions poussiéreuses d’arbres en plastique, elle ressemble plus au désert d’une déchetterie sauvage qu’à un endroit baigné de magie et de mystères.
Ulysse s’approche des étagères longeant les murs. Il essaie de soulever le drap recouvrant un meuble mais n’y parvient pas, le tissu est coincé, l’objet est trop bien empaqueté pour que n’en transpire quelques souvenirs perdus. Il n’insiste pas et continue sa visite des yeux. Il ne se sent pas l’âme d’un explorateur, mais plutôt celle d’un visiteur dans un musée. Le lieu qu’il parcourt n’a rien à lui révéler, il ne cherche pas à découvrir des secrets, à redécouvrir des souvenirs. Tout au plus, s’amuse-t-il à repérer derrière d’infimes détails les traces de sa réalité.
Il s’arrête sous la petite fenêtre en hauteur d’où filtre un peu de lumière venant de l’extérieur. Il tente d’y glisser son regard mais il ne distingue rien d’autre qu’un reflet de la lumière du jour. Par contre, il commence à distinguer une voix. Ce pourrait être celle de son père mais il ne l’a plus revu depuis tant d’années. Cet homme si autoritaire qui ne l’a jamais regardé comme son enfant mais plutôt comme une source inépuisable de contrariétés. Cet homme figé comme une statue que lui, Ulysse, n’a jamais regardé autrement qu’on regarde une statue. Imposante, froide et insensible. Oreste Poidevin, maire de Pelouche, dernier fruit d’une lignée de maires, jongleur professionnel dans le monde des arcanes du grand oeuvre politique, a laissé en héritage à son fils tout ce que lui-même ne possédait pas. C’est-à-dire une certaine richesse d’esprit. Mais ce ne peut pas être lui qu’Ulysse entend derrière le fenestron de la cave. Les mirages sont nombreux quand on se retrouve dans des lieux à la fois si intimes et si étrangers.
Devant l’établi dont le plan de travail est recouvert de caisses en bois pleines d’outils, un adolescent est assis. Il tient dans sa main un coin en acier, de ceux que les bûcherons utilisent pour fendre le bois. Ulysse lui demande ce qu’il fait là, ce qu’il attend. L’adolescent ne répond pas, il ne bouge pas la tête et demeure immobile. Ulysse pose sa main sur l’épaule mais celle-ci traverse l’hologramme sans résistance. Le jeune homme paraît perdu dans ses réflexions. Il cavalcade dans des rêves éveillés que la solitude nourrit. Car il est seul dans cette cave qui ressemble désormais à une prison. Ulysse ne l’avait jamais vu cet angle, une prison qui le maintient enfermé. Ce ne peut être le même endroit dans lequel, depuis son enfance, il se réfugie pour s’évader. L’adolescent a les cheveux mi-longs et porte une marinière. Il lui ressemble, c’est évident, mais ce ne peut être lui. Il ne peut être ce jeune garçon au visage si triste.
Ulysse lève la tête et regarde autour de lui. Il cherche quelque chose dans la cave. Il n’avait jamais fait attention à ce détail. Il scrute tous les murs, il regarde vers le sol, il observe le plafond. Aucune porte, aucune trappe d’accès. Aucune entrée, aucune sortie. La seule ouverture qu’il distingue, c’est la petite fenêtre par laquelle la lumière s’introduit dans la pièce. Vingt centimètres sur trente, tout au plus. Un contorsionniste pourrait peut-être passer. Ulysse n’est pas contorsionniste, il ne l’a jamais été, ni enfant, ni adolescent. Ce lieu n’est pas réel, il ne peut pas être réel. C’est un endroit qu’il s’est construit dans son esprit. Il n’est pas rempli des souvenirs d’enfance, c’est un lieu où il aime se souvenir lorsqu’il était enfant, où l’enfant qu’il était aime jouer au train et s’allonger sur le sol et dormir.
Le train serpente entre des immeubles qui ressemblent à des piles de livres. En contrebas de la voie ferrée, le train longe une maison aux fenêtres éclairées qui pourrait être une petite boîte carrée en carton, avec des dessins au crayon et des fenêtres découpées aux ciseaux. Le train rejoint une ville. Puis, il longe une usine qui ressemble à un château fort, les panaches de fumée blanche semblent être des oriflammes qui dansent dans le vent. Il y a une forêt qui recouvre un tunnel, Ulysse aimerait tant la découvrir. Il y a des champs, des maisons. Il y a aussi tant de personnes, des hommes, des femmes, qui laissent derrière elles des trainées bien vivantes d’existences. Ulysse ne rêve pas.
Dans une cave quelque part, un enfant, allongé sur la terre tassée avec un vieux coussin sous la tête, rêve d’une autre vie. Sur une plage quelque part, assis sur le sable, un homme se souvient lorsqu’il était enfant.
c’est très prenant et un peu étrange toutes ces superpositions:souvenirs rêves projections, on s’y perd délicieusement.Magique!
Merci pour ces images étonnantes : ces souvenirs morts, comprimés et ce regard qui fait que soudain on n’arrive plus vraiment à distinguer le décor dans sa tête, puis tout se retourne, la réalité devient décor : Le train serpente entre des immeubles qui ressemblent à des piles de livres. En contrebas de la voie ferrée, le train longe une maison aux fenêtres éclairées qui pourrait être une petite boîte carrée en carton, avec des dessins au crayon et des fenêtres découpées aux ciseaux. C’est comme un jeu de miroirs.
La cave espace de jeu puis prison, inventée, rêvée parle d’un enfant qui rêve et d’un homme qui se souvient. Le texte dégage de la nostalgie, c’est étonnant et très beau. Merci.
Faire respirer les souvenirs qui ne respirent plus…très réussi!
Mutations étranges au fil du temps
qu’est ce qui a existé de tout cela ? tout peut être… qui sait ?
j’aime beaucoup ton avant dernier paragraphe avec le train qui serpente entre les immeubles, je me suis perdue, la sensation aussi d’avoir rêvé…