Tu es revenu dans cette école en ruines que tu as connue, dont tu ne reconnais pas grand-chose. Tu parcours ses couloirs. Tu cherches. Le grincement du parquet. Le clocher sur le toit. Les pupitres-bancs en bois. Les tableaux noirs salis par la craie. Les encriers. Tout est poussiéreux. Cassé. Tu cherches dans ce lieu abandonné quelque chose, de vieilles odeurs, et alors que tu pensais que tout était perdu, alors que tu pensais abandonner, ça revient.
Tu les vois tous tournés vers toi. Ils sont sortis de nulle part. Ils sont vivants. Tu ne comprends pas. Il y a ces filles qui chuchotent. Elles parlent de toi. Tu sais que c’est de toi qu’il est question. Tu le sais à leur regard presque moqueur, à cette flamme dans leurs yeux. Elles bavardent. Elles te dévisagent. Parlent avec passion. Le plus silencieusement possible. Et ça ne s’arrêtera jamais. Le bruit va continuer. Va peut-être continuer. Chacun se croit discret, pense ne pas déranger. Si les autres dérangent, je parle tellement bas, moi, tellement bas qu’on ne m’entend pas, qu’il est impossible qu’on m’entende. Chacun croit passer inaperçu. Les chuchotements se mélangent, forment un grondement, font trembler toute l’école, tu ne le supportes pas, ça t’irrite, ça te fait mal. C’est de toi qu’il est question.
Déjà, tu sens le temps qui pèse sur tes épaules. Déjà, tu te sens grandir, te courber. En toi, tu sens la colère monter. Ca te gangrène. Ton visage s’est alourdi. Ton corps a gonflé. Tout prend une place démesurée, maintenant. Ton nez, tu le trouve trop massif. Tes sourcils, trop épais, trop touffus. Tes lèvres, enflées. Une ligne creuse ton front. Des cernes creusent ton regard. Un jour, devant le miroir, tu verras ton premier cheveu blanc. Sans attendre, tu l’arracheras, comme pour éloigner la vieillesse qui pèse sur tes pensées.
C’est de toi qu’il est question. Gamin paumé, tu déambules, tu erres, dans tes souvenirs tu te perds. De toi, partout, on parle. De toi, dans les couloirs, on parle. De toi, dans la cour de récréation, on parle. Dans les salles de classe, on parle. Devant la porte d’entrée de l’école. Et les couloirs ont bien changé. Les élèves ont changé. Ils sont plus grands maintenant. Méchants. Tu ne comprends pas. Que le monde ait pu être gagné par la morosité en si peu de temps, tu ne sais pas l’expliquer. Qu’on ait pu perdre notre candeur. Qu’on se soit laissé aller. Ils sont un groupe de cinq ou six. Ils profitent de la pause de midi pour, devant le collège, fumer. Ils ont la clope au bec. Ils ont la bouche pleine de médisances. L’assurance de n’avoir de comptes à rendre à personne. Elles, maquillées avec excès, mauvais goût. Eux, les tifs durcis par le gel, le pantalon baissé au niveau des genoux. Ils ont la gueule pleine de boutons. Dans leur tête, ils sont adultes.
Tu traines tes guiboles. Tu redonnes forme à ces ruines, à ces murs. Tu doutes. Tu avances. Tu tentes de te souvenir du couloir du premier étage. Tu clignes des yeux, tu te donnes du mal pour bien regarder. Les murs étaient-ils roses ou jaunes ? Tu hésites. Tu confonds peut-être. Par moments, le collège prend l’apparence de ton lycée, mais tu fais tout pour rétablir les choses, que chaque lieu garde son unité. Tu retrouves les salles 101 et 103, intactes. C’est là que, le plus souvent, avaient lieu les cours de français et d’histoire-géographie. C’est là que tu as vécu tes plus grandes hontes. Derrière une porte, tu entends une voix aigüe. Vilain petit enfant, dit-elle. Dans son intonation, il y a des reproches. L’annonce d’une mauvaise note. Tu as eu zéro en dictée. Tu n’as pas fait une lecture. Il y a de la colère dans son regard. Ses yeux sont des couteaux. Alors des images, des sons, des impressions, que tu croyais définitivement perdus, te sautent à la gueule. Tu revois les salles 102, 104, 105. Tu les sauves de l’oubli. Un bout de plafond. Des bruits de pas. Le chahut des élèves. Des humiliations. Tu t’y accroches. Ca fait partie de ta vie. Péniblement, tu vas au bout du couloir. Tu t’attends à retrouver la salle 107. Tu as un doute. Tu regardes. Clignes des yeux. Le numéro est un peu effacé. Peut-être 108. Peut-être 109. Tu ne sais plus.
Tu prends l’escalier. Au deuxième étage, le couloir est bleu. L’image, au début vive, commence à perdre en clarté. Tu ne sais plus grand-chose de ce couloir. Tu penses te souvenir que les cours de physique-chimie avaient lieu dans la salle 204, ceux de SVT dans la salle 205. Et le reste ? Rongé par l’ombre, le néant. Tu cherches. Tu t’obstines. Il faut sauver le passé qui te fuit. Tu montes, tu descends, tu sors, tu ouvres les portes. Retrouve l’infirmerie. Te souviens d’un troisième étage, interdit d’accès. Tu retournes sur tes pas. Redécouvre cette portion du premier étage. Le bureau de la directrice ici. Là, la salle de latin. A côté, la salle d’arts plastiques, qu’on a fini par transformer en débarras. Tout au bout, la salle de musique. On te regarde bizarrement. Vous enseignez ici ? Vous êtes parent d’élève ? Pour tous ces gens, tu es louche. Tu n’es plus qu’un étranger. Au rez-de-chaussée, ça te revient, il y a la salle de permanence. Le CDI. La salle polyvalente. A l’entrée, le bureau de la CPE. La loge de la gardienne. Tu cherches. On te poursuit. On veut t’arrêter. Tu sors dans la cour de récréation. Monsieur, vous n’êtes pas admis au sein de l’établissement. Tu retrouves le gymnase. Ici, la porte d’entrée de la nouvelle salle d’arts plastiques. Là, un bâtiment. Là où avaient lieu les cours de technologie. Ce bâtiment avait un nom particulier. Tu l’as oublié.
Tu les vois, ces humains, condamnés dès la naissance, dès la conception, s’entredéchirer. S’inventant des raisons de se haïr. S’accrochant à leurs dégoûts. A leurs blessures. A des valeurs, des fiertés, des causes. Hiérarchisant leurs semblables. Se donnant des excuses pour nier l’humanité de l’autre. C’est la négation du regard de l’autre qui a justifié qu’on opprimât tant de peuples. C’est la négation de la lumière dans les yeux de l’autre qui a permis qu’on élevât des camps de concentration et d’extermination.
Au collège, tu as découvert la cruauté humaine. La cruauté des professeurs qui cassaient les élèves en difficultés. La cruauté que subissaient ces enseignantes qui, impuissantes, démunies, peinaient à imposer leur autorité, et on les voyait, parfois, pleurer dans leur salle de classe, une fois tout le monde parti. Les harcelés qu’on écrasait, qu’on poussait au suicide, dans l’indifférence générale. Qui, à leur tour, harcelaient les plus faibles, les plus vulnérables qu’eux, pour être du côté des forts, gagner leur respect. Et il y a toi, qui hurle que tu hais les homosexuels. Toi, qui ne peux pas t’empêcher de hurler. Tu hurles, et il est impossible de prétendre que tu étais irréprochable. Tu hurles, et au fond de toi, tu as peur. Et si j’aimais les garçons ? Ton cœur bat pour un petit gars. Tu as du désir et de l’amour pour lui. Tous les jours, tu penses à lui. Tu hurles pour te convaincre que tu n’es pas pédé, parce que tu crains d’être ce qu’on t’a appris à haïr.
Emportée par cette déambulation géographique et temporelle que j’ai relue à voix haute pour en goûter le rythme haletant jusqu’à ce cri de souffrance qui lui donne sens . Merci
Je découvre votre écriture. Quel rythme, le texte en « tu », les phrases courtes nous mettent en apnée et nus embarquent jusqu’à la chute. Le travail sur le regard de l’autre, la rumeur, le rapport à la conformité est bouleversant. Merci