La deuxième fois qu’elle m’apparaît, je me laisse moins surprendre. La scène se déroule à peu près dans les mêmes circonstances mais pas à la même heure ni à la même saison. Il est presque midi, soleil rasant haut la cime des arbres. Je traverse le petit salon en direction de la cuisine. Un parcours que j’emprunte souvent, que je pourrais accomplir les yeux fermés, et à m’approcher du seuil je ressens sa présence. Je stoppe mon avancée, pose la main sur le battant de porte qui grince. Alertée par le bruit, elle tourne légèrement la tête. C’est toi ? Jude, est-ce que c’est toi ? La voix est douce et profonde, je ne m’attendais pas à cette gravité-là. Je me cale dans l’ombre, suis toujours en mesure de la voir. Tu sais, il va être temps, il faudrait que tu te prépares.
Elle a l’air plus jeune que lors de la première vision, elle porte un corsage blanc avec motifs brodés sur le plastron et aussi aux poignets, enfin il me semble. On dirait un vêtement à porter le dimanche. Elle est assise à la table à sa place habituelle, occupée à éplucher quelque chose. Elle n’exécute que de petits gestes, une tâche familière. Sa chevelure relevée avec des peignes laisse voir le cou et son buste se nimbe de la lumière qui pénètre par le coin haut de la fenêtre. Se répand une douce odeur de légumes. Oui quelque chose se prépare sur la cuisinière comme dans les temps anciens — je ne me souviens pas l’avoir allumée. Ou plutôt une odeur de marmelade qui réduit et prend un peu au fond. Elle s’est mis du jus sur les doigts, salit son corsage, zut, elle se lève, se dirige vers l’évier en pierre, frotte sa manche avec un peu d’eau prise dans la cuvette émaillée ornée d’un bouquet d’œillets bleus sur le côté, un objet dont je n’ai jamais noté la présence auparavant. Traits de son visage tendus. Presque elle gémit à voir la tache sur sa manche, c’était fatal, on ne peut rien garder propre plus de cinq minutes, les ourlets de la blouse faits à la main, des heures à broder — et dans cet instant-là je pourrais faire un pas vers elle, d’ailleurs il me semble que je le fais. Attendez, je vais vous aider, là, ce n’est rien, voyez, c’est arrangé. La cuisine dallée de granit, ses pieds à elle chaussés de souliers rustiques, la boue des jardins incrustée dans les semelles, dans l’osier des paniers aussi, tout le silence du pays dans l’odeur de la terre et des fleurs coupées et des fruits mûrs, elle en a tant cueillis ramassés pour les mettre en compote ou en confiture. Parce que tout le monde les aime, les fruits sucrés, et même trop cuits,caramélisés. Elle porte la main du côté du ventre, souvenir du temps de la naissance, mais où est passé Siméon ? Ils l’ont gardé en observation pour plusieurs jours, Jude le lui a répété plusieurs fois mais elle n’arrive pas à l’accepter. Il n’y a rien à faire, le petit lui manque vraiment, ses bras lui manquent, ses cris désordonnés.
Elle se concentre, attend Jude qui doit revenir de soigner les chevaux, il est temps, ils doivent prendre le car pour aller voir l’enfant. Aujourd’hui il y a permission de visite. Jude… Jude ? est-ce que c’est toi ?
Photographie, ©Françoise Renaud – au verger, 11 août 2023
vous suivre est un plaisir. J’aime cette écriture du sensible qui fait qu’on est présent avec ce « je » . J’ai aimé aussi ce moment où le narrateur est prêt à intervenir dans la scène qui se déroule sous ses yeux.
tenter de fissurer le temps, de s’y faufiler, de faire coexister des temporalités différentes et laisser venir les événements qui pourraient en découler… tout ça en utilisant ce qui est déjà écrit et ce qui pourrait naître…
ah notre maestro nous entraîne là dans des méandres subtils et toujours si surprenants !
Très belle cette deuxième rencontre ainsi que l’intervention du narrateur dans son histoire ! Et petit à petit l’histoire se tisse et se brode ! Merci, Françoise !
oui j’aimerais que quelque chose de plus long et puissant prenne forme.. des éléments se dessinent en tout cas, une forme justement, et c’est là le plus important…
et ces échanges toujours pointant l’essentiel…
petits gestes, saveurs et odeurs… tout la construit
et on l’aime comme le fond de casserole ou cocotte à racler
quel bonheur de te savoir de retour, chère Brigitte, et de nouveau en lice…
dans l’enfance on se battait avec mon frère pour avoir le fond de la marmite à racler, voire lécher… hum !