Même j'ai retrouvé debout la Velléda. PV
On dit paysage, on imagine des lignes, un tableau, des couleurs, des couches, une géométrie. On dit paysages imaginaires. On dit paysage mental. Quelque chose alors de plus enchevêtré, grouillant, des architectures impossibles, les palais de mémoire tu vois, j’ai toujours cru voir les tableaux bizarres, de… de qui déjà ? Tu sais, les fausses ruines… on le voit je crois au musée de… de quel musée déjà ?
C’est d’abord des odeurs de vieux, d’urine, de lessive, la crème qui s’agglutine et rancit aux commissures, laisse des traînées brunes et des traînées blanches, le chocolat que recouvre une pellicule de poussière dans la boîte rarement ouverte, l’odeur du salpêtre, de terre et de pomme à la cave. Il y a dans le quartier, la maison de la vieille comme il y a aussi, gamin qui pousse la porte, gamin poli gentil aux joues malmenées. Ça fouille et ça trouve reliques et merveilles : fouillis multicolore des fils de soie à côté de la machine à coudre, étoffes mitées aux reflets dorés et l’abat jour à glands qui tremble au passage du train, tremblent aussi le thé qui refroidit et la soucoupe sur la table en verre. Elle est encombrée la maison de la vieille, de photographies avec des visages jeunes, en noir et blanc, elle te dit qui c’est. A la fin tu sais mieux qu’elle et répètes les prénoms. Elle a l’œil mouillé. Tu gobes le chocolat pas net dans la boîte rarement ouverte. Sur les étagères il y a les autres boîtes et les voilà tes paysages, Normandie, Bourgogne, couleurs passées, décors de cartes postales anciennes avec charrues et voitures tirées par des chevaux, les allées longues, infinies, bordées de platanes, les crinolines et les chignons des femmes bien mises au sourire figé. Il y a le chien, aussi le chat, seulement un temps, parfois le perroquet, et il y a la mort du chien, du chat et du perroquet, et toi gamin, qui officies dans la maison de la vieille. Il y a toujours dans le quartier, la maison de la vieille et gamin qui pousse la porte et creuse pour enterrer les restes des animaux vieux, plus vieux que la vieille, plus vieux que le quartier tout entier et qui se réincarnent dans d’autres animaux, animaux nés vieux, dans une autre maison de la vieille qui pousse à un autre endroit. C’est que la vieille meurt aussi, tu la retrouves ailleurs, ou un autre que toi. C’est un autre que toi et une autre maison, mais c’est toujours toi et c’est toujours la maison de la vieille. Parce que toi ce jour là, la maison de la vieille, tu trouves qu’elle pue, et tu vois bien que les chocolats collent.
On imagine une géométrie et puis des objets, des listes, c’est des listes d’objet… Ce devait être les horizons vastes et c’est l’allée d’une brocante. Tu vois le quartier aux antiquaires à Bruxelles ? Je jouais à cache cache là-bas… Plus personne ne joue à cache-cache n’est-ce pas ? Il y avait deux gros oiseaux massifs, et je tournais autour. Ils s’envoleront pas ces deux là, les deux gros oiseaux.
Les cassissiers, les groseilliers forment des haies, un réseau serré de branches fines qui égratignent. C’est le fond du jardin où personne ne s’aventure tout à fait. C’est le jardin de banlieue tu vois, la banlieue de n’importe quelle ville, même dans le centre, c’est le quartier pavillonnaire. Là, il y a le petit jardin, suffisamment grand pour qu’il ait quand même un fond ce jardin, suffisamment grand oui, mais assez petit, et tout au fond il y a les cassis, les groseilles, les framboises et les fraises des bois, des mottes de terre soulevées par la taupe, et aussi le noisetier au coin à droite, juste avant le mur aux briques rouges, et puis les petits talus fleuris, avec ces fleurs là, toujours les mêmes qui poussent et fanent, les rosiers grimpants, les jacinthes, les dahlias, les iris, les roses trémières, les pensées, le gros camélia crevé trois fois, toujours replanté, des couleurs vives, des pétales frais à mastiquer, et le débarras au fond à gauche, avec les outils rouillés, la vieille tondeuse manuelle et le sécateur, et puis aussi la table de jardin qu’on sort aux jours chauds et dont le vernis s’écaille. Depuis quelques semaines la pelouse jaunit : ils sont partis en vacances les voisins de la maison de banlieue, c’est le moment où tu fais le mur pour y jouer, il n’y a personne, juste les chats du quartier parfois. Il y a un carré pour les chats dans le jardin de la maison de banlieue où s’entassent les excréments, c’est là qu’ils pissent aussi les chats, tous au même endroit, il y a des odeurs puissantes dans le jardin de la maison de banlieue qu’ont délaissée les estivants où l’on va piquer les restes de groseilles. Il n’en reste pas beaucoup, dévorées par les pies ou secs, ça fait comme de petites poches rouges et fripées autour des pépins jaunes. Le soir dans le jardin désert il y a les silences d’été, des silences ravageurs et douteux dans le quartier au bord de l’extinction et seul le coin aux chats vient te rappeler qu’ici, ça vit encore un peu.
Il l’a dit tout ça, l’eau, le feu, la terre, l’air, la pensée des éléments, la rêverie autour de la matière, je ne m’en souviens plus, il y a aussi ces zones bien sûr où tout se mélange, et puis des mots aussi… Ça cristallise. On sait pas bien pourquoi, margelle est de ceux-là…
La chambre donne sur la place, et au milieu la fontaine et sa margelle hexagonale. Une fontaine hors saison, c’est le monde d’après. L’eau coule dans le bourg silencieux. Sur la margelle, l’oiseau se penche. A côté il y a les pavés, au-dessus, le ciel, les noirs contours des arbres. C’est octobre. Les jours sont courts. Le village est encaissé. Quelque part du bois brûle. L’air est saturé. Ou c’est qu’il a brûlé. Les odeurs remontent. Le dernier promeneur respire celles qu’un autre a respirées, d’un autre siècle, un autre monde où les bruits sont différents, où les pavés ne sont pas encore posés ou si mal scellés. Elle fait cet effet-là l’odeur au point qu’il n’ose pas se pencher et regarder le fond de la fontaine par crainte de basculer. La place est entourée de hautes façades, tantôt les colombages agiles, tantôt les masses calcaires grises et blanches et les balcons de fer forgé. Le grand hôtel central est plus loin à côté des thermes et sa silhouette empire. Quand on n’est bon à rien et que les jours sont courts, c’est là qu’il faut aller : les causses et les villes thermales. La boutique d’antiquité est ouverte jusqu’à dix-sept heures, celle du centre près de la fontaine. Celle de la ruelle qui descend en tournicotant vers la rivière, juste avant le pont est fermée depuis deux ans. La poussière s’accumule sur la vitrine, sillonnées par endroits de traces, doigts absents d’une main disparue. De là partent les sentiers qui montent vers les crêtes. Dans l’église, une danse macabre est partiellement effacée à l’extrémité du transept, le corps d’un diable dansant se dilue à mi-buste parmi la paroi. Des scènes peintes en ocre sont visibles sur les voûtes. On savait y faire avec l’enfer. Sur la place, l’eau gicle en cascades lentes et rebondit à la surface éclaboussant la margelle. Le soleil a chauffé fort les pavés et s’efface derrière les sapins. Dans la chambre, la main s’avance et ferme le lourd rideau.
Des listes et des odeurs, des correspondances, des réseaux, cela te fait l’effet d’un pied de tomates un peu, le dernier a fait des racines assez vite dans le verre d’eau, si petit le verre d’eau pourtant que les racines s’enroulaient sur elles-mêmes dans le fond du verre. On est loin du peintre des ruines. Ce n’était pas Robert des ruines, qui dessinait aussi des jardins, c’était un autre peintre, le nom me reviendra peut-être et le musée aussi, je me dis Strasbourg. Un plant de tomates, un verre d’eau et des résidus. C’est cette image souvent, des filaments, qui s’entortillent, et poussent, et donnent naissance à d’autres filaments pour s’enfoncer partout, vampiriser les sols, les murs, la terre, ou… On dit que le lierre ne fragilise que les murs déjà fragilisés, sur une façade solide et saine, il ne fait que s’arrimer et s’étendre, c’est une autre forme de symbiose entre le végétal et la matière en somme, le lierre, c’est un peu aussi comme la margelle au fond.
Elle se dresse dans l’impasse déserte, la façade en meulière partiellement mangée de lierre aux côtés d’autres façades, décorée au bas des longues fenêtres de carreaux de mosaïques bleu nuit. On les trouvait dans le quartier je crois, pas si loin, les manufactures de céramique, sous les toits pointus, des enfilades de triangles à perte de vue, la géométrie d’un autre temps. Elle a des faux calmes l’impasse : à qui tend l’oreille parvient le murmure têtu de la nationale qui part vers la ville et vers le rien et vers les habitations agglutinées au gré des chemin et des routes. Les trous de la meulière évoquent le passage de quelque insecte trop gourmand qui aurait ici fait son nid et resterait tapi, rampant, dans le cœur de la pierre à poursuivre son œuvre de dégradation lente. On peut dire tu sais, d’une maison qu’elle est lente, d’une façade qu’elle est lente, même si en apparence ça ne bouge pas, ça bouge en-dedans avec la lenteur des corrosions marines, des balancements incessants du ressac, lenteur de l’évolution : les jouets de plastique jaune empoussiérés dans le grenier, la balançoire à l’assise cassée bougent encore. Là il y avait les céramiques, là les imprimeurs et là un vieux panneau désigne une entreprise de pompes funèbres. Le lierre avance, efface les irrégularités de la pierre, se glisse jusque sous les fenêtres, sous les géraniums. Les motifs rouges à la vivacité incongrue font l’effet d’une illusion d’optique, tâches au bord de l’oeil ébloui. L’éblouissement reste, même la nuit, lorsque les réverbères livrent une lumière jaune et poudreuse que reflètent les pavés et la peinture noire des portails, lueurs ondoyantes de grand large laissant deviner des abîmes froids et liquides.
Les paysages sont aussi peut-être un peu tous des marines, il y a disons des histoires de roulis et de brume et de contours faussement nets, une matérialité usurpée, les aplats incertains de l’aquarelle, pas l’eau-forte, l’aquarelle, ce n’est pas affaire d’eau pourtant ou d’océan, de mémoire sans doute davantage, de rapport au temps. Quelque part dans l’air montent les notes ambiguës d’une berceuse aux paroles indistinctes.
Elle a poussé là comme un champignon, à cette heure précise de la nuit : 1h37, avatar de l’auberge au creux des montagnes, logée sur le promontoire à quelques dizaines de mètres de la sente escarpée, celle-là qui de manière identique, il y a plusieurs dizaines – centaines ? d’années – fait de même irruption, là, au bord du chemin juste après le virage. Mais il n’y a ici pas de sente, pas de virage, pas de montagne. Il ne sait pas, ne maîtrise pas ces correspondances… Les horizons vastes et la coque fragile poussée à pleine vitesse, le pèlerin, la mule, et le massif forestier, le petit le grand, l’individu la masse, la forme et l’indistinct, ce qui avale ce qui résiste. C’est un paradoxe n’est-ce pas, le souvenir du virage, le souvenir de l’auberge, alors que la route est rectiligne et que le noir s’étend à perte de vue perpendiculaire dans sa profondeur illisible, aux lignes blanches que la vitesse avale. L’estomac se serre, le sang pulse et remonte sous l’effet du ralentissement brusque du véhicule dans la voie de décélération. Quatre-vingt-dix, soixante-dix, cinquante, trente, un décompte où se confondent la vitesse et le temps. La silhouette se désencastre maladroitement, se déplie, corps nu et fragile d’escargot sans coquille et sans forme, se redresse, pénètre dans la station service, se fige saisie par la bouffée d’air glacé qu’éjecte une climatisation déréglée. Le haut parleur déverse une musique trop forte. Sous les vitres, des viennoiseries passées et des glaçages aux couleurs suspectes. Il plonge les mains dans la gueule bleue du séchoir qui s’active en vrombissant. Au dehors, la machine se met en branle, le son frotté de la poudre projetée dans le gobelet, le chuintement de l’eau chaude, quelques grains se dissolvent parmi un nuage de lait piqueté de petits points noirs auréolés de brun. Il sort. Devant lui, la nuit et les lignes familières, rouges et blanches, des pompes à essence, plus loin l’ombre d’un poids lourd et la silhouette des sapins. Il déverrouille le véhicule, un claquement sec, comme sec et net est le bruit de la porte qui se referme. Le corps retrouve sa place dans l’air chaud, se loge dans le creux invisible laissé dans l’habitacle. Le véhicule accélère et rejoint l’autoroute. L’oeil dans le rétroviseur rencontre une obscurité dense et cherche en vain le signe d’une activité humaine, ni voitures ni vitrines éclairées, ni pompes à essence. Le corps au volant dans son nuage d’air chaud est saisi du vertige du voyageur face au précipice horizontal des forêts nocturnes.
Vivant, précis, le choix du tu et du toujours, les listes, les intrusions d’enfants et de chats, j’ai été embarquée. Votre texte donne envie d’écrire. Merci.
Et bien c’est une bonne chose : écrivez écrivez, allez allez.
Tous ces lieux que j’ai moi aussi l’impression de connaître. Merci pour ce jardin qui est un peu le mien
Il est quand même pas en forme là le jardin, mais oui on le connaît tous celui-là, c’est soi le sien, soit celui de la grand-mère ou de la grande tante.
Verlaine toujours… Suffisamment de jardin pour qu’il ait un fond — évidemment j’adhère. Jardin du souvenir…
— Tiens : comment est-ce qu’on ferait un roman verlainien ? Ou qui en aurait déjà écrit un ? Je suis certain que tu as, là-dessus aussi, ta petite idée
Oui, encore et toujours, je n’y échappe pas. Je n’en ai pas la moindre idée mais c’est une très bonne question, je t’invite à en poser d’autres des comme ça, à vouloir y répondre peut-être arriverai-je à produire quelque chose un jour. La fadeur, le grincement, les choses qui meurent, quelque chose entre la marche de Radetsky et la trilogie des jumeaux ? On ajouterait un peu du grand Meaulnes et un zeste des Braises de Sandor Marai ? Il y aurait nécessairement la chronique d’un monde disparu. Et donc on aurait là encore une écriture des traces, mais un truc qui gratte aussi, un peu faux, un peu ironique…
Pour un peu j’aurais envie d’aller relire les Paysages belges
Nul n’échappe au jardin, toujours si étroitement relié à nos enfances, qu’il soit luxuriant ou en dépérissement…
J’ai retenu un peu plus fort ce passage : » Le soir dans le jardin désert il y a les silences d’été, des silences ravageurs et douteux dans le quartier au bord de l’extinction et seul le coin aux chats vient te rappeler qu’ici, ça vit encore un peu »
Merci Françoise, un nouveau lieu émerge chaque jour, bizarrement, des galeries nocturnes qui changent de style, comme des temps arrêtés, je suppose que l’exercice est fertile et rejoint des images intérieures, je suis très sensible à cette idée du lieu archétypique, à la frontière du rêve, où l’on fait se croiser des clichés de villes, de plantes, d’odeurs…
Marines les paysages parce que, je suppose, le geste de les écrire les fait trembler, les anime d’un mouvement qu’ils ne s’étaient jamais vu – les trouble donc, pouvoir d’intrusion de l’écriture…
L’a-t-il rêvée cette aire ? Est-ce empreinte cérébrale, une constellation neuronale (enchaînement dans sa tête) ? Cette sensation aérienne/flottante de certaines haltes au milieu de la route dans la nuit, facon Mare au diable (parce que ça se passe forcément au centre de la France, A71) : l’aire qu’aucun panneau n’indique, et qui n’est plus là quand le jour se lève (sauf qu’on n’y est plus non plus pour le voir)… (je retiens l’escargot hors coquille)
Finalement ça m’a bien plu de me perdre dans ce texte à méandres surtout pour arriver face au précipice horizontal des forêts nocturnes. Ça vaut le voyage.
Ha merci Bernard, contente que la lecture soit agrable, je n’ai pas pu m’en empêcher d’en rajouter un par jour, je me dis qu’il faudrait continuer et faire le pendant avec des personnages aussi, comme des croquis. Ensuite parce que le hasard fait bien les choses, le texte sur la petite place immémoriale à fontaine, m’a amenée à partir sur un coup de tête à Plombières les Bains où je suis présentement et où je retrouve très précisément les ambiances décrites, ville déchue à la gloire oubliée, boutiques fermées, pesanteur humide des forêts… Lieu de tractation entre Cavour et Napoléon pour préparer l’unification de l’Italie et également lieu où a été créé le statut de tirailleurs sénégalais et où se rencontraient il y a trente ans des centaines d’anciens de l’Indochine qui venaient faire leur cure thermale, ces petites villes sont inépuisables, il suffit de bavarder dans les cafés et les rues, un prochain petit texte sans doute.
comme l’exact contrepoint de mes explorations des lotissements…
Quoi de mieux que de terminer la lecture d’un bon texte par un sourire de contentement (effet de la dernière phrase)? On a envie de le relire puis de le plier dans sa poche. De la générosité au bord d’un vertige. « peut-être arriverai-je à produire quelque chose un jour »… Ben c’est là, ça y est! Merci Marion.
Ha? Contenté par quoi ? Oui oui… produire… disons que le moteur n’est pas trop mal, mais le véhicule ne tient pas complètement la distance ou l’itinéraire.